Nicolas: Briser le silence… systémique
2023/03/17 Leave a comment
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Pour bien comprendre l’enquête du Devoir sur les plaintes pour racisme à la Ville de Montréal, rappelons d’abord le contexte. En 2016, une coalition de groupes de la société civile (dont je faisais partie) interpelle le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, pour demander une commission sur le racisme systémique. Le terme « racisme systémique » est alors nouveau pour une grande majorité de Québécois. Nous sommes plusieurs à expliquer, tant bien que mal, ce que c’est, et ce que ce n’est pas, sur les tribunes qu’on veut bien nous offrir.
On parle des politiques et des cultures institutionnelles qui créent et reproduisent des inégalités sociales. En réponse, on nous accuse de faire le « procès des Québécois » et on mélange les mots « systémiques » et « systématiques »… une distinction que tout un chacun fait déjà très bien lorsqu’il est question d’enjeux politiques, avec lesquels on est déjà plus à l’aise.
On pointe les milieux où il reste tant à faire pour briser l’omerta sur le racisme systémique au Québec, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la justice, de l’emploi. On nous rétorque qu’on peut résoudre la situation assez facilement sans s’embarrasser de tout ça. Utilisons des CV anonymes à l’embauche, organisons des foires d’emplois pour l’immigration en région, et le tour sera joué.
La commission provinciale sur le racisme systémique n’aura finalement jamais eu lieu. Mais l’idée aura fait son chemin dans la société civile, et fait évoluer les mentalités. Et quand George Floyd et Joyce Echaquan ont perdu leur vie devant les caméras, soudainement on était plus nombreux à avoir un mot pour nommer les choses.
La fin de non-recevoir à Québec ne découragera pas pour autant la mobilisation antiraciste. À Montréal, c’est l’ex-candidat de Projet Montréal, Balarama Holness, qui reprend la balle au bond, en 2018. À la Ville, on n’est pas plus pressé de nommer le racisme systémique et d’agir contre lui. Mais il existe une faille dans le système : les citoyens ont le pouvoir d’imposer un sujet de consultation à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) s’ils collectent au moins 15 000 signatures… à la main. Un groupe de jeunes rassemblés autour de Holness se relève les manches et réussit l’exploit.
Qu’on ne le perde pas de vue, donc : si la Ville de Montréal a reconnu l’existence du racisme systémique et s’est engagée à mettre en oeuvre les recommandations du rapport produit par l’OCPM, c’est parce qu’un mouvement citoyen lui a forcé la main. Il n’y a rien, mais absolument rien, dans la lutte contre le racisme à Montréal qui s’apparente à de l’enfonçage de portes ouvertes.
Dans la foulée de ce rapport produit au terme d’une consultation dont la Ville ne voulait pas, donc, on crée le Bureau de la commissaire de la lutte au racisme et aux discriminations systémiques. Plusieurs acteurs clés de la Ville de Montréal, bien sûr, n’en voulaient pas plus. Mais nous sommes au début de 2021, quelques mois à peine après George Floyd et Joyce Echaquan. Puisqu’il n’est pas exactement dans l’air du temps de nommer son malaise devant l’existence même du bureau, on concentre l’ensemble des critiques envers la personne qui le dirigera. Bochra Manaï encaisse, ne fléchit pas, et se met à l’ouvrage.
Son équipe a principalement un pouvoir de recommandations et d’accompagnement des différentes équipes de la Ville aux prises avec des problèmes de racisme. Nécessairement, dans le contexte, il est difficile de juguler les attentes des employés qui subissent du harcèlement raciste de la part de collègues, dans certains cas depuis des décennies. L’enquête du Devoir décrit une institution où les arrondissements, la ville-centre et les syndicats se passent la patate chaude des employés qui contribuent à un climat de travail toxique, sans qu’il y ait de véritables conséquences pour les fautifs. Les seules personnes qui devraient être ici surprises sont celles qui n’ont pas encore compris, après toutes ces années, le sens exact de l’expression « racisme systémique ».
Revenons donc à la question qui avait été lancée en 2016, soit l’importance de faire la lumière, de briser l’omerta et d’enfin agir contre le racisme systémique dans une foule d’institutions au Québec. L’administration municipale de Montréal s’est fait imposer ce travail, à la suite d’une mobilisation citoyenne, et on voit, notamment dans l’enquête du Devoir, ce qui se cachait. Des niveaux inouïs de harcèlement à caractère haineux, des employés qui se voient refuser des promotions sur le motif de la couleur de leur peau, des carrières brisées, des victimes dont la santé mentale finit par flancher, et bien sûr le tabou, véhiculé notamment par l’interdiction de parler aux journalistes.
Mais ce n’est pas parce que les projecteurs sont braqués sur la Ville de Montréal que les injustices y sont pires que dans les autres municipalités, ou que dans le secteur privé, les systèmes de santé et de services sociaux, d’éducation, de justice, etc. Simplement, Montréal a commencé à faire un travail qu’on refuse encore d’entamer ailleurs.
Lorsqu’on a un pied sur le terrain, auprès des communautés les plus affectées par le racisme, on a déjà entendu des centaines de témoignages semblables à ceux dévoilés par Le Devoir cette semaine, dans à peu près tous les secteurs d’emplois. Alors que le combat pour la liberté d’expression est très en vogue ces temps-ci, prenons un moment pour mesurer l’ampleur des mobilisations et de la résilience requises pour ne briser qu’une infime partie du silence sur le racisme systémique.