Nicolas: Ô Canada… quoi?
2023/02/24 Leave a comment
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La star du R&B canadien Jully Black refusait de chanter l’Ô Canada dans des événements sportifs depuis déjà quelques années. En entrevue à la CBC, elle raconte avoir été profondément ébranlée par les nouvelles entourant la découverte présumée de tombes non identifiées d’enfants autochtones sur les terrains d’anciens pensionnats. Depuis, les mots ne venaient plus.
Le week-end dernier, elle a toutefois accepté d’interpréter l’hymne national pour un match des étoiles de la NBA… à sa façon. Plutôt que de prononcer les paroles anglaises habituelles « our home and native land » (« notre maison et terre natale ») , elle y est plutôt allée d’un « our home on native land » bien senti. Notre maison en terre autochtone. Il n’en a pas fallu plus pour que tout le pays réagisse.
D’un côté, sur les médias sociaux, son geste a suscité beaucoup d’admiration, notamment de plusieurs personnalités autochtones. De l’autre, des Canadiens très attachés à l’Ô Canada ont cru qu’elle avait outrepassé son rôle. La division dans les réactions n’est pas sans rappeler la tempête qu’a déclenchée le genou à terre de Colin Kaepernick en 2016. L’ex-joueur étoile de la NFL avait ainsi voulu attirer l’attention sur le problème de la brutalité policière aux États-Unis.
Sauf que nous ne sommes pas aux États-Unis. Et ici, l’hymne national a une histoire très particulière. On a presque envie de sourire devant un chroniqueur conservateur de Toronto qui croit qu’on ne peut pas toucher aux paroles de l’Ô Canada.
On a envie de lui rappeler que la musique originale est de Calixa Lavallée, et que le poème est d’Adolphe-Basile Routhier. Que l’hymne a été chanté pour la première fois le 24 juin 1880, pour les fêtes de la Saint-Jean-Baptiste. Que le mot « Canada », à l’époque, était encore largement synonyme du Canada français. Et que les traductions anglaises (oui, au pluriel — il y en a eu plusieurs) constituent déjà une forme de récupération politique d’un chant qui a été conçu pour parler de tout autre chose que ce qu’il représente aujourd’hui.
Au fond, le geste de Jully Black représente l’appropriation d’une appropriation d’une oeuvre. En en modifiant les paroles dans son interprétation, Black a posé un geste politique sur un chant dont la trajectoire est déjà liée intimement à l’évolution sociale du pays.
Ce n’est qu’en 1980, juste avant le rapatriement de la Constitution par Pierre Elliott Trudeau, que l’Ô Canada est devenu par loi l’hymne national du pays. Avant, des générations d’enfants avaient dû entonner God Save the Queen (ou King) dans les écoles du Dominion. Et en 2018, les paroles anglaises ont été modifiées par le Parlement, pour que le « true patriot love in all thy sons command » devienne un « true patriot love in all of us command », moins genré.
L’Ô Canada porte donc en lui les traces du nationalisme canadien-français du XIXe siècle, de l’autonomisation progressive du pays par rapport à l’Empire britannique au cours du XXe siècle, et de l’égalité des genres du XXIe siècle.
La réflexion sur la place des peuples autochtones au pays et sur l’histoire de la colonisation, qui a pourtant largement avancé dans les dernières années, se trouve encore absente du texte. Par son interprétation, Jully Black a repris une suggestion qui avait d’ailleurs été faite à maintes reprises auparavant, notamment sur nombre d’affiches dans les manifestations des dernières années.
Reste à savoir si, au-delà du moment viral, quelque chose de concret restera de son geste.
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La réflexion ci-haut pourrait apparaître à première vue complètement futile. En effet, il y a mille et une crises urgentes dans le monde : un hymne national n’est certainement pas une priorité. Et même modifiées, les paroles d’un chant symbolique restent nécessairement symboliques. « Our home on native land » entonné avec la plus belle voix du monde ne fait absolument rien, concrètement, pour changer les rapports de force entre Autochtones et non-Autochtones au pays. On aurait raison, donc, de pointer du doigt les limites des discussions sur des sujets aussi complexes que la colonisation qui portent seulement sur des questions de représentations abstraites.Ce qui est intéressant ici, c’est que le débat sur l’Ô Canada advient parce qu’il y a eu transformation — ou du moins, évolution — des mentalités canadiennes. C’est parce qu’il y a une réflexion de plus en plus répandue sur le rapport de l’État canadien à ses territoires que le geste de Jully Black trouve un écho. Ce qui est intéressant ici, c’est donc moins la modification des paroles elle-même que la manière dont elle résonne.
La politique québécoise a longtemps été principalement divisée entre souverainistes et fédéralistes. Et le « fédéralisme », dans ce contexte, sous-entendait une défense du statu quo.
Le Canada qui a organisé le love-in de 1995 était un Canada convaincu de ses propres vertu, grandeur et perfection. Pour bien des Canadiens, dont Black s’est en quelque sorte fait la voix le week-end dernier, ce Canada-là n’existe plus.
La critique du nationalisme canadien n’est plus, depuis plusieurs années déjà, une question politique qui émane presque exclusivement du Québec. Bien sûr, les peuples autochtones ont aussi critiqué le pays depuis sa fondation même. Mais il se trouve aussi maintenant de plus en plus d’alliés sensibilisés à ces perspectives qui utilisent leur voix (ici, littéralement) pour remettre en question des idées pourtant centrales à l’édifice idéologique sur lequel le Canada s’est construit.
Parfois, cette évolution politique s’exprime sous forme de débat sur les statues présentes dans l’espace public ou sur le nom d’un édifice. Maintenant, c’est de l’hymne national dont il est question. Mais l’important, dans ces moments d’éclat, ce n’est jamais la statue, l’édifice ou le chant. L’essentiel de l’affaire réside toujours dans le récit qu’on se raconte, comme société, pour faire corps.
Source: Ô Canada… quoi?