Bouchard: D’où viennent nos valeurs?
2023/05/01 Leave a comment
Always interesting to read Bouchard’s analysis and this is a particularly strong response to Premier Legault’s tweet stressing the Catholic heritage:
Le tweet de M. Legault début avril nous invite à nous interroger sur l’origine des valeurs prédominantes dans notre société. Quelles en sont les racines dans notre histoire ? Deux thèses se présentent, l’une privilégiant la religion catholique, l’autre, la culture populaire.
Le catholicisme
Une première difficulté posée par cette thèse, c’est qu’elle est contredite de plusieurs façons par l’histoire. Le catholicisme prêchait l’austérité, la soumission, la quête de spiritualité, la chasteté. Ce sont là, on en conviendra, des valeurs qui s’accordent mal avec l’esprit du temps présent. Mais l’Église enseignait aussi la liberté, l’entraide, la solidarité, l’éthique du travail. À première vue, on est ici en terrain plus sûr.
Ce n’est pas le cas : nos valeurs ont émergé malgré l’opposition de l’Église. Nous accordons une large place à la démocratie et à l’éducation. Sur ces deux points, le dossier de l’Église est en souffrance. L’autorité venait d’en haut et on ne croyait pas nécessaire de prolonger l’éducation du peuple au-delà du secondaire et même du primaire. L’Église a longtemps combattu les projets d’instruction obligatoire et gratuite jusqu’à 14 ans.
L’égalité sociale, qui nous est chère, s’est longtemps heurtée à la vision hiérarchique de la société professée par l’Église. Le statut de chacun était fixé par la Providence. L’Église s’est opposée aussi à l’émancipation de la femme (travail salarié, autonomie juridique, droit de vote, contraception…). Enfin, nos élites laïques ont fortement encouragé l’entrepreneuriat et l’insertion d’une élite francophone dans le domaine des affaires. Encore là, il y avait incompatibilité. L’Église avait envers l’industrialisation une tradition de méfiance, et même d’opposition.
Quant à la liberté, confrontée à une moralité tatillonne et à la pratique de la censure, elle a eu fort à faire jusqu’à la fin des années 1950. L’Église était aussi loin du compte en matière d’ouverture à l’autre. Elle prêchait l’antisémitisme, était hostile aux autres religions, interdisait les mariages mixtes au nom de la race pure et a longtemps fait preuve de racisme envers les Autochtones. Elle a par ailleurs beaucoup tardé à composer avec la modernité, le changement, le progrès, les droits de la personne. L’État-providence, avec ses politiques sociales généreuses, fut l’une des grandes réalisations de la Révolution tranquille. Une bonne partie du haut clergé a vu d’un mauvais oeil cette initiative de l’État.
Pendant longtemps, l’émancipation économique, sociale et politique des Canadiens français a compté parmi les objectifs principaux de notre nation. L’émancipation, c’est-à-dire la levée des contraintes imposées par le colonialisme anglophone. Or, à des moments clés de notre histoire, l’Église s’est mise au service du colonisateur contre les Canadiens français — pensons à la Conquête, aux rébellions de 1837-1838, aux deux crises de la conscription.
Voici une autre difficulté. Des catholiques de renom comme Jean Hamelin, Pierre Vadeboncoeur et Fernand Dumont ont soutenu que la foi de nos ancêtres était très superficielle. Ils y ont vu la conséquence d’une pastorale autoritaire trop centrée sur le rituel et la routine, qui ne tenait que par la « coutume ». Sous l’effet des nouvelles coutumes introduites dans les années 1945-1960, l’ancienne serait disparue. Fernand Dumont : « On s’est débarrassé de la religion comme d’un vieil appareil de radio qu’on jette pour acheter une télévision. » Comment imaginer que les fidèles, ces « robot[s] télécommandé[s] », « ces chrétiens sans anticorps » (J. Hamelin) aient pu être profondément imprégnés des valeurs en cause ici ? F. Dumont encore, dans une conférence de 2003, reprochait à l’Église d’avoir failli à faire passer dans la culture civique les valeurs du christianisme.
Enfin, le Québec est une petite nation minoritaire qui est née et a grandi sous deux colonialismes et qui s’est toujours inquiétée de sa survie. C’est plus qu’il n’en fallait pour inspirer des réflexes d’autoprotection qui font d’abord appel à la solidarité.La thèse de la culture populaire
Il est plus vraisemblable que nos valeurs soient nées dans la culture populaire. L’héritage de valeurs comme la solidarité, le travail, l’esprit communautaire et la liberté peut en effet être rattaché à une tout autre expérience que la religion catholique. Cette thèse comporte deux volets.
Il y a d’abord notre passé lié au défrichement. Nos ancêtres lointains étaient des défricheurs. Ils ont façonné le territoire originel et ont édifié une société. Après la mise en valeur de la vallée du Saint-Laurent, ce travail s’est poursuivi jusque dans les années 1940 dans les espaces péri-laurentiens, où, en un siècle, une quinzaine de régions ont été fondées. Nous avons été longtemps un peuple de défricheurs.
Or l’expérience des défrichements inculquait profondément le goût de la liberté. Elle faisait appel aussi à l’éthique du travail, à l’esprit d’entreprise (les colons, isolés, étaient laissés à eux-mêmes). S’ajoutait à cela, par nécessité, la solidarité communautaire, dans un contexte de vide institutionnel où la survie était un défi constant.
Le deuxième volet, c’est celui du travail industriel. La culture robuste née de l’expérience pluriséculaire des défrichements s’est ensuite transmise dans le cours de l’urbanisation. Car les Canadiens français étaient aussi un peuple de lutteurs, cette fois dans la sphère du travail. L’historien Jacques Rouillard a bien montré la vigueur et l’ampleur des luttes ouvrières menées depuis longtemps au sein du syndicalisme, sans compter la fréquence et la dureté des conflits là où il n’existait pas de syndicats.
On connaît les valeurs forgées dans ces luttes : équité, égalité, solidarité, émancipation sociale, entre autres. Or, elles résultaient de pratiques conflictuelles, souvent agressives, que le clergé, en grande partie, a longtemps condamnées, s’employant plutôt à diffuser l’idée que le patron devait être traité comme un père par ses employés.
On voit que l’origine de nos valeurs reste une question complexe. Mais on voit bien aussi que, sur des points essentiels, elles ont pris le contre-pied de l’héritage de l’Église plutôt que de s’en nourrir.
Source: D’où viennent nos valeurs?