L’obsession identitaire
2019/04/02 Leave a comment
Il n’y a pas quinze ans, jamais on n’aurait cru le Québec capable de se plonger à ce point dans les méandres d’un nationalisme de brocante, qui conduit à édifier un tel barrage contre les apparences, sans rien changer pour autant au fonctionnement réel de notre monde.
Les espaces sociaux nous affirment autant qu’ils nous définissent, paraît-il. On peut du coup se prendre à rêver de lieux stables, immobiles, intouchés, intouchables, immuables, enracinés, figés, homogènes, bref de lieux qui constitueraient une sorte de pierre d’assise, de socle sur lequel pourraient se fonder nos existences, de quelque chose qui, pour tout dire, serait à la fois un point de départ autant qu’un point d’arrivée.
Mais de tels lieux n’existent pas. Ils n’ont jamais existé autrement que dans l’espace de nos pensées. Le monde n’est jamais tout à fait rassurant dans la mesure où il ne nous est pas révélé une fois pour toutes. Tout craque, tout se brise, tout s’effondre, tout est sans cesse à revoir, y compris au chapitre de l’identité, n’en déplaise à des zélotes agités. Ce que nous sommes demeure une question mouvante qu’il ne faut pas avoir peur de continuer de se poser. Les gloseurs du repli identitaire, en laissant croire le contraire, ne rendent service à personne.
Comment peut-on penser édifier une identité nationale sur la base du simple principe de la séparation de l’Église et de l’État, tout en maintenant des exceptions pour les écoles dites privées (soutenues à bout de bras par l’État), en faisant de même avec les services de garde, en ne définissant guère ce qu’est un signe religieux, c’est-à-dire en légalisant, au fond, un système qui ne fait que porter atteinte aux droits de certains individus, au point de les empêcher de travailler ? En quoi une société se trouve-t-elle de la sorte plus avancée ?
Le principe de la laïcité était déjà affirmé. Il demandait sans doute des changements ponctuels, ce qui aurait pu se faire sans la glose du repli identitaire et sans l’usage d’un canon législatif.
Voilà que d’un principe on fait un leurre voué, à force de le sublimer, de soustraire à l’attention publique des inégalités autrement plus sérieuses. Tout ce gâchis s’apparente bel et bien, au bout du compte, à un détournement du regard face à des enjeux sociaux plus structurants.
Dans le champ du discours, au nom de cette cavalcade effrénée de la laïcité, les séparations sociales sont dissimulées, comme si les problèmes de société les plus importants étaient tout entiers contenus dans celui-ci. Pendant ce temps, comme on l’a vu encore ces derniers jours, des enfants défavorisés se font supprimer leurs repas du midi ; le nombre d’itinérants s’avère en forte croissance ; des familles parmi les plus pauvres se voient soustraire des allocations pour leur progéniture sous des prétextes fumeux.
Mais dans cette société, plus déchirée que jamais à force d’agiter cette question de la laïcité, on continue de plus belle, comme si de rien n’était, à parler de « vivre-ensemble », en s’illusionnant sur ce que cela veut dire. Cette idée du « vivre-ensemble » fait l’impasse sur des stratifications sociales pourtant de plus en plus claires. On fait comme si, au moment de les enfermer dans une même cage, on disait à un lion et à un lapin : « Mais entendez-vous, puisque après tout vous êtes tous les deux des animaux ! » Nous voici dans une société qui feint d’ignorer quel sort attend le lapin, parce que le seul fait de vivre, croit-on, devrait suffire à affirmer un principe d’égalité en pratique sans cesse bafoué. En somme, nous nous rendons aveugles sur la vie ici-bas au nom d’un principe envisagé de trop haut.
Les mesures favorables à la laïcité sont vouées, telles qu’elles sont du moins présentées, à continuer de soutenir cette illusion d’égalité dans un monde qui multiplie de plus belle les motifs de relégation aux marges de la vie sociale. Sous le mince vernis de pareilles mesures tout en surface, cette société souffre d’un dangereux durcissement de ses artères sociales.
Oui à la laïcité. Mais si l’idée est d’affirmer l’égalité et la neutralité des individus au service de l’État, pourquoi s’en tenir à de frêles apparences, au point de contribuer à encore plus d’exclusions, tout en flattant de la sorte le populisme, en cajolant les pouvoirs de coercition, en endormant les revendications sociales ?
Le grand Tolstoï écrivait : « Je suis assis sur le dos de quelqu’un, je le fais suffoquer et je l’oblige à me porter ; pourtant, je m’assure moi-même et à d’autres que je suis désolé pour lui et que je désire soulager son sort par tous les moyens possibles — sauf de descendre de son dos. »
Source: L’obsession identitaire