Lisée: Exagérer avec Bock-Côté
2024/01/15 Leave a comment
Useful review, as much for Lisée’s views as MBC’s:
Je veux rassurer tout de suite ceux de mes lecteurs qui souffrent de mathieu-bock-côté-phobie — oui, oui, je sais que vous êtes là : je ne suis pas un admirateur inconditionnel de celui qu’on appelle MBC. Mais voilà, je dois maintenant vous peiner en ajoutant que j’en suis un admirateur conditionnel. En plus, c’est un ami.
Je suis social-démocrate, il est conservateur. J’exècre l’avant-dernier pape, il le vénère. Je suis critique de toutes les religions, il fait l’apologie de la chrétienté. J’applaudis les programmes d’accès à l’égalité, il en rejette le principe même. Je suis inquiet du réchauffement, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Je juge essentiel de faire reculer la pauvreté, le sujet l’ennuie. Il m’arrive même de défendre les droits des Anglo-Québécois, s’il l’a fait, cela m’a échappé. Je suis indépendantiste, lui aussi.
Je viens de terminer son dernier livre, Le totalitarisme sans le goulag (La Cité). Il exagère. C’est bien écrit. Il manie le verbe avec talent, mène sa charge avec élan. On le soupçonne content d’avoir trouvé une habile formule pour trucider tel aspect du régime diversitaire dont il a fait son ennemi personnel, puis en imaginer une seconde, puis une troisième, plus mordante encore, qu’il ne peut s’empêcher de nous proposer. On voit bien qu’il se répète, mais on pardonne, car c’est goûteux. Mais qu’est-ce qu’il exagère !
Si on suit son raisonnement, nous vivrons bientôt, nous, Occidentaux, dans un monde où une banque fermera notre compte simplement par désaccord avec notre opinion politique pourtant légale. Un monde où des manifestations seront interdites préventivement, par crainte qu’y soient prononcés des propos haineux. Un monde où utiliser le mauvais pronom pour désigner le genre d’une personne sera un acte criminel. Où on pourrait être déclaré hors-la-loi pour avoir mis en doute le récit victimaire d’une minorité. Un monde où des policiers pourront nous arrêter simplement parce que nous avons chez nous un livre qui peut être jugé offensant envers une minorité et que nous aurions dû savoir que quelqu’un pourrait l’utiliser pour le montrer à une partie du public et ainsi l’inciter à la haine (Mein Kampf ? L’Ancien Testament ? Le Coran ? Relations des Jésuites ?).
Un monde où nous pourrons être accusés d’inciter à la haine pour des propos tenus en privé, dans notre salon. Un monde où des employés de l’État ou de grandes entreprises seront soumis à des formations les instruisant sur ce qu’ils doivent absolument penser de l’histoire de leur pays. Et où exprimer un désaccord envers une opinion bizarre — que le racisme serait bien pire au Canada qu’aux États-Unis, par exemple — peut vous valoir des accusations de suprémacisme, vous plonger dans une dépression, vous conduire au suicide.
Quand je vous disais qu’il exagérait. On serait dans Orwell, qu’il cite d’ailleurs abondamment. Bon, c’est vrai, une banque a fermé son compte au politicien britannique Nigel Farage pour raisons politiques ; devant le tollé, ils l’ont rouvert. Bon, c’est vrai, des préfets français ont interdit à l’avance des manifestations, parfois de gauche, parfois anti-laïques, parfois de l’ultradroite, parfois aussi pour interdire de taper sur des casseroles sur la trajectoire du convoi présidentiel. Est-ce si grave ?
Penser que le mégenrage soit criminalisé, c’est du délire. Quoique ce soit souhaité par une pluralité de millénariaux aux États-Unis. Idem pour la remise en question du génocide culturel autochtone canadien. Ce n’est qu’une recommandation officielle, appuyée par le ministre canadien de la Justice, pourquoi s’énerver ? Et ce livre odieux que vous avez chez vous, ce n’est qu’en Irlande qu’une loi pourrait vous entraîner en tôle pour le posséder, pas ici. Et les propos haineux tenus en privé, ce n’est qu’en Écosse qu’on pourrait vous les reprocher devant un juge. C’est loin, l’Écosse.
Quant aux formations obligatoires nous contraignant à croire que nous sommes pires que les Américains, elles ne sont imposées qu’aux employés fédéraux, à ceux des grandes entreprises, pas aux PME. Et, oui, aux directeurs d’école de l’Ontario, dont un a osé dire que c’était inexact, fut accusé d’être un suprémaciste blanc, puis s’est suicidé. Mais n’était-il pas un peu fragile ?
Sérieusement, Bock-Côté trace le portrait de ce qui pourrait nous arriver de pire, si la totalité des assauts recensés contre la liberté d’expression et de conscience devaient s’arrimer et se généraliser. S’avisant qu’il existe un médicament qui semble réduire les opinions racistes, notant que des implants cybernétiques sont en développement, il nous avertit de ne pas écarter la perspective d’utilisation de ces innovations pour contrôler nos élans et nos pensées. Je voudrais lui rétorquer que le pire n’est pas toujours sûr. Je me retiens, car ses ouvrages précédents nous avaient souvent prévenus de dérives dont on ne pouvait croire qu’on les vivrait près de chez nous, mais qui, pourtant, sont arrivées.
Évidemment, s’il s’inquiète énormément des outrances issues de la mouvance woke (un mot qu’il n’utilise pas, préférant parler de régime diversitaire), il est moins disert sur les mouvements de droite qui interdisent des lectures, réforment les programmes pour qu’on ne parle plus d’esclavage aux États-Unis, matent la liberté de la presse en Europe de l’Est. Une partie du livre est destinée à prouver que l’extrême droite politique n’existe pas en soi (il ne nie pas l’existence de groupuscules néofascistes). Qu’il ne s’agit que d’une étiquette servant à marginaliser les porteurs d’un discours dérangeant.
La démonstration va pour la France,où les thèmes du contrôle de l’immigration et de la lutte contre la délinquance, naguère portée par le clan Le Pen, sont désormais au centre de l’action d’un gouvernement qui se dit d’extrême centre. Mathieu n’en parle pas, mais l’utilisation par les conservateurs nord-américains du mot « woke » pour étiqueter la totalité des positions progressistes et écologistes, même modérées, relève du même phénomène et mérite la même réprobation.
Et lorsqu’il défend sans la nommer la thèse du « Grand Remplacement » des peuples historiques par les minorités, on cherche en vain dans ses pages les chiffres, l’échéancier, le moment du point de bascule, même si la transformation est visible en France et en Europe dans des cités et des quartiers.
Il y a donc à prendre et à laisser — et beaucoup à ajouter — à l’oeuvre que construit énergiquement l’ami Bock-Côté. Je conçois que les avertissements qu’il nous lance peuvent agacer, déranger. J’estime toutefois qu’il est un combattant de la liberté d’expression. Et que c’est à nos risques et périls qu’on refuserait de l’entendre.
Source: Exagérer avec Bock-Côté
