Dejean | La laïcité, «couteau suisse» du vivre ensemble
2024/10/24 Leave a comment
Note of caution on over-use of laïcité to justify measures rather than a more global and balanced approach beyond religious affiliation:
Si vous êtes adepte du camping, vous avez certainement déjà tenu entre vos mains le célèbre « couteau suisse » de couleur rouge de la marque Victorinox. Une compote à manger, le couteau dispose d’une cuiller ; une vis à resserrer, c’est un tournevis qui est révélé ; une bouteille à déboucher, un tire-bouchon est votre allié. Ces temps-ci, la laïcité semble être à notre démocratie ce que le couteau suisse est au camping : un outil que l’on dégaine en toute situation, confiant dans sa fiabilité et ses possibilités. Faciliter l’intégration des nouveaux arrivants : laïcité ; apaiser les relations interculturelles : laïcité encore ; mettre fin à des pratiques franchement douteuses dans une école : laïcité toujours.
On pourrait se réjouir de la souplesse et de l’élasticité de cette notion, en passe de devenir une valeur cardinale : après tout, si elle est capable de résoudre bien des problèmes épineux du moment, qui s’en plaindrait ? Malgré tout, on est en droit de se demander si, à force de trop charger la barque, elle ne va pas finir par prendre l’eau. Alors que l’intuition première de la laïcité fut parfaitement résumée par Victor Hugo dans une formule aujourd’hui fameuse, « l’Église chez elle et l’État chez lui », on constate que son champ d’application ne cesse de s’étendre, non pas selon des raisons bien pesées, mais davantage en fonction des polémiques de l’heure.
Voyez les événements qui se sont déroulés dans cette école de Côte-des-Neiges : les nombreuses chroniques qui leur furent consacrées avaient en commun d’en faire fondamentalement un problème de laïcité. C’était une évidence qui ne souffrait aucune discussion. Ainsi, dans les colonnes du Devoir, Normand Baillargeon achevait sa plus récente chronique en une formule sibylline : « Un premier geste à poser en ce sens est de renforcer et d’étendre la laïcité. Et de l’appliquer partout. » Qu’est-ce que le philosophe entend par « étendre » et « appliquer partout » la laïcité ? Difficile de le dire.
En effet, la laïcité est désormais une sorte de fétiche que l’on tire de son sac, sans vraiment se questionner quant aux objectifs visés et à la nature des problèmes à résoudre. Le même jour, mais dans un journal concurrent, Joseph Facal se montrait encore plus explicite : « Comparons la laïcité à une longue marche. La loi 21 fut un premier pas timide. » On se demande jusqu’où va nous mener cette longue marche. Là encore, le chroniqueur n’apporte aucun élément concret.
Les deux chroniques — mais j’aurais pu en choisir d’autres — ont donc en commun de « cadrer » les événements autour de la variable religieuse, alors même qu’elle n’est qu’une variable parmi d’autres qui, sans être occultée, doit pourtant être remise à la place qui lui revient. À lire le rapport fouillé rendu public par le ministère de l’Éducation, il apparaît que bien des problèmes sont avant tout liés à des manquements institutionnels et que des interventions en temps et en heure des autorités compétentes auraient pu faire retomber la pression. La question est donc la suivante : renforcer l’arsenal législatif en matière de laïcité permettrait-il dans le futur d’empêcher de telles dérives ? Rien n’est moins sûr. Et si c’est le cas, cela doit être démontré avec rigueur, et non affirmé de façon péremptoire.Alors, pourquoi autant de textes appellent-ils à aller plus loin dans l’encadrement des manifestations religieuses ? Sans doute y a-t-il une part d’opportunisme politique chez des personnes qui, depuis l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, regrettent que cette dernière n’aille pas assez loin, et exploitent l’actualité : ce furent des prières dans un parc ou des rues hier, ce sont aujourd’hui les agissements condamnables d’une petite clique d’enseignants.
Mais soyons vigilants, respecter la laïcité, c’est aussi ne pas la brandir à tout bout de champ, la transformant peu à peu en une sorte de « couteau suisse » du vivre-ensemble. Il est donc nécessaire qu’elle demeure tout simplement un principe régulateur dans les relations entre l’État et les groupes religieux, et non un étendard identitaire qui tirerait sa puissance non pas tant de son contenu, mais de sa simple évocation devenue quasi sacrée.
Frédéric Dejean L’auteur est professeur au département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal.
Source: Libre opinion | La laïcité, «couteau suisse» du vivre ensemble
If you are a fan of camping, you have certainly already held the famous red “Swiss army knife” from the Victorinox brand in your hands. A compote to eat, the knife has a spoon; a screw to tighten, it is a screwdriver that is revealed; a bottle to unclog, a corkscrew is your ally. These days, secularism seems to be to our democracy what the Swiss army knife is to camping: a tool that is drawn in any situation, confident in its reliability and possibilities. Facilitate the integration of newcomers: secularism; soothe intercultural relations: secularism again; put an end to frankly dubious practices in a school: secularism always.
We could rejoice in the flexibility and elasticity of this notion, which is about to become a cardinal value: after all, if it is able to solve many of the thorny problems of the moment, who would complain about it? Despite everything, we are entitled to ask ourselves if, by dint of loading the boat too much, it will not end up taking the water. While the primary intuition of secularism was perfectly summarized by Victor Hugo in a now famous formula, “the Church at home and the State at home”, we see that its scope of application continues to expand, not according to well-weighted reasons, but more according to the polemics of the hour.
See the events that took place in this school of Côte-des-Neiges: the many chronicles that were devoted to them had in common to make it fundamentally a problem of secularism. It was obvious that there was no discussion. Thus, in the columns of the Devoir, Normand Baillargeon completed his most recent chronicle in a sibylline formula: “A first gesture to be made in this sense is to strengthen and extend secularism. And to apply it everywhere. “What does the philosopher mean by “extend” and “apply everywhere” secularism? Hard to say.
Indeed, secularism is now a kind of fetish that you get out of your bag, without really questioning the objectives pursued and the nature of the problems to be solved. On the same day, but in a competing newspaper, Joseph Facal was even more explicit: “Let’s compare secularism to a long march. Law 21 was a timid first step. “We wonder how far this long march will take us. Again, the columnist does not bring any concrete elements.
The two chronicles – but I could have chosen others – therefore have in common to “frame” the events around the religious variable, even though it is only one variable among others which, without being hidden, must nevertheless be put back in its rightful place. Reading the researched report made public by the Ministry of Education, it appears that many problems are primarily related to institutional shortcomings and that timely interventions by the competent authorities could have reduced the pressure. The question is therefore: would strengthening the legislative arsenal of secularism make it possible in the future to prevent such excesses? Nothing is less certain. And if this is the case, it must be demonstrated rigorously, and not affirmed in a peremptory way.
So, why do so many texts call for further management of religious events? No doubt there is a share of political opportunism among people who, since the adoption of the Law on Secularism of the State, regret that it does not go far enough, and exploit the news: it was prayers in a park or streets yesterday, it is today the reprehensible actions of a small clique of teachers.
But let’s be vigilant, respecting secularism also means not brandishing it at every turn, gradually transforming it into a kind of “Swiss army knife” of living together. It is therefore necessary that it remains simply a regulatory principle in relations between the State and religious groups, and not an identity banner that would draw its power not so much from its content, but from its simple evocation that has become almost sacred.
