Nadeau: L’insulte fasciste

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Le mot « fasciste » est de retour sur toutes les lèvres. Pour parler du monde dans lequel nous vivons désormais, convient-il encore ? Nombreux sont ceux qui, de plus en plus, voient dans la situation présente des correspondances avec les crises successives qui plombèrent les années 1930. Est-il anachronique de penser qu’un passé peut revenir nous hanter sous une forme recomposée ?

Au fil du temps, l’étiquette « fasciste » s’est décollée de la bouteille où on a mélangé trop de réalités politiques différentes. Aujourd’hui, ceux qui sont les plus susceptibles de faire sortir les mauvais génies de cette bouteille en refusent l’étiquette. Ils la savent infamante, c’est-à-dire de nature à les déconsidérer en société.

Il serait naïf de croire que le fascisme est mort avec Hitler dans un bunker ou au crochet de boucherie où fut pendu le corps de Mussolini. La guerre n’était pas terminée que bien des adorateurs des droites radicales — lesquels n’avaient pas toujours le Duce et le Führer comme modèles — cherchaient déjà à la faire regermer, plantant ses vieilles idées délétères en de nouveaux terreaux.

George Orwell prévenait que le fascisme reviendrait sur la place publique en portant un chapeau melon et un parapluie roulé sous le bras, selon l’image de l’homme respectable en son temps. Au Canada, le leader fasciste Adrien Arcand lui donnait en quelque sorte raison. Les crânes rasés, les uniformes et les démonstrations de force appartenaient au passé, disait Arcand après-guerre. L’avenir de l’extrême droite dépendait désormais de sa capacité à se parer des apparences de la respectabilité, prévenait-il. À cette fin, il fallait la présenter cravatée, puis trouver à investir les médias pour se faire valoir ainsi endimanché.

Le ridicule et la naïveté des antifascistes, clamait Pier Paolo Pasolini, étaient de continuer de traquer l’extrême droite dans ses formes anciennes. Le fascisme avait muté à mesure que la société de consommation prenait de l’expansion, plaidait-il à raison.

Comme le ridicule ne tue pas plus d’un côté ou de l’autre du spectre politique, les esprits de droite les plus radicaux exigent aujourd’hui d’être exonérés de l’étiquette de fasciste, sous prétexte qu’ils ont changé de costume. Ils ne précisent pas qu’ils ont bel et bien conservé, au creux de leurs poches et dans la doublure de leur veste, un même fond d’idées.

La Hongrie d’Orban, habituée de piétiner les droits démocratiques, est enthousiaste au possible devant les avancées de Georgia Meloni, la nouvelle tête de la droite radicale italienne au passé fasciste avoué. Vincenzo Sofo, une des figures fortes de Fratelli d’Italia, le parti de Meloni, est le mari de Marion Maréchal, l’égérie de l’extrême droite française, par ailleurs petite-fille du fondateur du Front national. Sa tante, Marine Le Pen, a multiplié par le passé les révérences de son parti, le Rassemblement national, envers le régime autoritaire de Poutine. En Suède, contre toute attente, l’extrême droite a refait son nid. Au Brésil de Bolsonaro, la dictature des militaires et ses bourreaux sont célébrés. Tout ce beau monde s’est montré ravi des pirouettes antidémocratiques proposées par Trump. Ces mouvements se portent assistance mutuelle, dans une sorte de fraternité d’idées qui n’a nul besoin d’organisations dûment constituées pour être constatée.

Les néofascistes se présentent comme des anticonformistes valeureux bravant les élites. Dans les faits, ils défendent encore et toujours la même vieille hiérarchie sociale. Les inégalités, ils les tiennent pour naturelles, tel un simple reflet du mérite individuel. Dans leur univers brutal et darwinien, où la loi du plus fort règne, chacun est livré à la merci de ses propres malheurs. Et tous sont vendus à l’illusion qu’il faut se battre les uns contre les autres pour survivre.

Ces régimes d’idées qui veulent en finir, une fois pour toutes, avec les modèles de la social-démocratie, favorisent une fiscalité à l’avantage des puissants, en prenant pour bouc émissaire les immigrants. Devant le paravent d’un nationalisme doctrinaire, l’obsession de l’immigration est ramenée à l’avant, comme aux heures les plus sombres des années 1930. La menace fabulée d’un « grand remplacement » habille désormais le vieux mannequin de la xénophobie la plus obscène, comme pour détourner l’attention du catastrophique démantèlement progressif des services publics et de menaces planétaires autrement plus profondes.

Les ayatollahs du nationalisme identitaire ont sans cesse à la bouche les mots « culture » et « civilisation ». Jamais pour autant on ne les entend parler plus de cinq secondes de littérature, de théâtre, de danse, de cinéma, de patrimoine, ni du fait d’ailleurs que l’écrasante majorité des artisans de ces sphères sont opposés à leurs pensées carrées. Jamais on ne les entend rappeler que cette civilisation, certes chrétienne, occidentale et aristocratique, a été aussi cosmopolite, qu’elle a produit la pensée critique, que son histoire a été traversée de puissants appels à l’égalité, la justice, la démocratie, l’humanisme, la tolérance. Ce versant les laisse indifférents.

Au nom d’un ressentiment populaire contre les élites qui pillent allègrement la terre, les néofascistes séduisent. Ils jouent pourtant double jeu. D’une main, ils flattent la chèvre au cou tandis que, de l’autre, ils arrosent le chou. Leur rébellion de surface, qui souffle sur les braises d’une grogne générale, ne remet jamais en cause le système économique et sert l’autorité de ceux qui en sont déjà les maîtres.

Les néofascistes s’assurent de prendre le relais de l’ordre établi, en promettant de le pousser plus loin. En se laissant de la sorte porter au pouvoir, au gré de la peur et du ressentiment, ils entendent parvenir à piloter à leur tour un système néolibéral déjà hégémonique, lui offrant tout au plus un supplément d’âme avec ses appels opportunistes à la nation, seule forme de fraternité qui les émeut. Et à vouloir mieux foncer sur cette vieille voie, ils nous conduisent tout droit à un renouveau du pire.

Source: L’insulte fasciste