Lisée: Le droit au monologue

A noter:

Ce n’est pas tous les jours que 388 professeurs, auteurs et personnalités se donnent la peine de signer une lettre commune, publiée mardi dans Le Devoir (« Ce ne sont pas que des mots »), pour nous avertir de « dérapages inquiétants, de plus en plus nombreux » dans le débat public au Québec.

M’étant plusieurs fois exprimé, y compris dans ces pages, sur la nécessité d’un débat qui, s’il peut être robuste, doit toujours être respectueux, j’ai été étonné que ma signature n’ait pas été sollicitée. J’ai compris pourquoi une fois avoir soigneusement examiné de quoi il était question.

Les signataires nous y aident en donnant, au total, quatre exemples de ce qui leur paraît intolérable. Il s’agit d’abord d’une entrevue donnée à Stéphan Bureau par Léa Clermont-Dion. Elle y décrit son groupe social d’origine à Rawdon comme étant du « White trash ». Une expression dure, rarement utilisée au Québec, mais courante aux États-Unis pour désigner une population blanche marginale, peu éduquée. Bureau lui demande si elle oserait aussi parler de « Black trash ». « Ben non, ça marcherait pas », dit-elle.

L’échange a été capté par un chroniqueur de Québecor, Mathieu Bock-Côté (MBC), qui y a vu un exemple de « racisme anti-blanc ». (Détail savoureux : ce sont les esclaves noirs du sud des États-Unis qui ont inventé le terme pour dénigrer ces Blancs). L’argument du deux poids, deux mesures se tient, mais la charge de MBC est un peu lourde, d’autant que Clermont-Dion s’amende, dans l’entretien, d’avoir utilisé le terme. Puis, le reproche lui en a été fait sur les réseaux sociaux. J’y reviens.

Les signataires renvoient ensuite à un gazouillis où une autrice et éditrice écrivait ceci : « Les élections et leurs hochets habituels — et même certains dont nous croyions qu’ils appartenaient à un vieux Québec ranci et révolu : l’immigration, l’identité, le vilain étranger, les maudits intellectuels ». Je ne la nomme pas parce que les signataires s’insurgent que de tels propos entraînent une riposte ad hominem, mais surtout parce qu’elle a retiré la publication. Le gazouillis serait passé inaperçu si MBC n’avait pas jugé dans son blogue qu’il « est difficile de trouver un propos plus méprisant à l’endroit des centaines de milliers de Québécois qui prennent la question identitaire au sérieux ».

Pour moi, c’est clair : les deux positions ont droit de cité dans notre débat public. L’autrice a le droit de penser et d’écrire que ces thèmes reflètent un « Québec ranci et révolu », d’autres ont droit de répliquer que cette opinion suinte le mépris.

Le troisième cas concerne l’auteur et vice-président de la Ligue des droits et libertés, Philippe Néméh-Nombré. Dans Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, (Mémoire d’encrier), il écrit : « Une autopatrouille qui brûle est une promesse. » Ce qui lui vaut, toujours par MBC, une accusation de glorifier la violence antipolicière. Cette phrase est prise « hors contexte », écrivent les signataires. Je suis allé le lire. J’ai bien trouvé cet autre extrait : « Détruire des ordinateurs, fracasser des vitrines, brûler des autopatrouilles, bloquer des ponts, des voies ferroviaires. » Mais je n’ai trouvé aucun contexte qui puisse laisser entendre que ces phrases ne doivent pas être prises au premier degré. Il s’agit, au mieux, d’une normalisation de la violence, au pire, de sa glorification. Que les signataires estiment que cela devrait passer comme une lettre à la poste laisse songeur.

Finalement, la lettre nous emmène en 2018, dans la foulée de l’attentat à la mosquée de Québec. Dans un texte publié dans La Presse, la prof et psychiatre Marie-Eve Cotton estime troublant que certains se montrent empathiques envers les troubles psychiatriques de l’accusé, Alexandre Bissonnette, mais n’en fasse pas autant envers les tueurs islamistes qui ne sont, écrit-elle, « pas moins désespérés, apeurés, perdus, et habités d’une colère qui cherche un objet sur lequel se déverser ». Cette fois, c’est Richard Martineau qui monte au créneau, estimant qu’il faut distinguer « un massacre perpétré par une personne déséquilibrée et dépressive et un attentat sanguinaire commis au nom d’une cause par un terroriste qui revendique fièrement son geste ». Ici encore, les deux positions doivent avoir droit de cité. (Je trouve pour ma part des parcelles de vérité dans les deux textes.)

Les signataires se plaignent que la force de la riposte est disproportionnée, de deux façons. D’abord, parce que des chroniqueurs et animateurs ont des tribunes dont l’empreinte est très large; ensuite, parce que leurs critiques entraînent sur la Toile un flot de commentaires souvent haineux qui traumatise l’auteur du texte critiqué. Personne n’est préparé pour le torrent de réactions qu’une première déclaration tranchée peut provoquer. Mais tous ceux qui mettent le petit orteil dans le débat public doivent savoir que cette tempête permanente existe. Il n’y a que deux façons d’y survivre : pour les menaces, on appelle le 911, pour toute violence verbale, on bloque jusqu’à ce que la racaille disparaisse de nos fils.

Mais la lettre ouverte appelle les propriétaires de médias à mettre leurs chroniqueurs et animateurs en laisse. Ils devraient s’abstenir de relever qu’untel parle d’un « Québec ranci » et que tel autre sourit à la vue d’une autopatrouille en flamme. Au nom de quoi, exactement ? Du droit de ne pas être contredit ? Du droit au monologue ?

Je remarque, dans la liste des « victimes » citées et les signatures, des gens qui, à répétition, ont écrit que ceux qui n’étaient pas de leur avis sur la question de la laïcité étaient, nécessairement, des opportunistes et des racistes. On comprend que, du haut de leur certitude d’être les seuls porteurs de la raison, ils voudraient que leur intolérance et leur irrespect de l’autre ne soient relevés par personne, ou alors qu’on taise leurs noms dans les répliques, même lorsqu’ils persistent et signent dans l’insulte.

L’argument de la disproportion des voix aurait de la valeur si l’espace médiatique québécois n’était pas si diversifié. Toute personne outrée peut publier sa prose sur son blogue ou ses réseaux avec l’appui et le relais de sa communauté de vues. Des lettres ouvertes sont acceptées dans tous les médias. J’admets qu’il manque de signatures et de tribunes, disons, « woke », à Québecor, mais ce n’est pas le cas dans ce quotidien-ci, ni à La Presse ni à Radio-Canada.

On pourrait débattre, chiffres à l’appui, de la présence médiatique relative des deux grandes tendances intellectuelles qui s’affrontent. Il faut cependant savoir qu’en politique comme dans le débat d’idées, chacun est toujours convaincu que l’autre camp a trop de visibilité.

J’ai jugé particulièrement significatif de constater que le signataire principal de cette lettre, Mathieu Marion, dénonçant le manque de retenue et de respect et les attaques ad hominem, un prof de l’UQAM, a affirmé quelques jours auparavant sur Twitter que la pensée de MBC s’apparentait à de la « pink slime » — cette viande artificielle dont la vue lève le cœur. Ce qui me rappelle vaguement une histoire de paille et de poutre.

Source: Le droit au monologue

About Andrew
Andrew blogs and tweets public policy issues, particularly the relationship between the political and bureaucratic levels, citizenship and multiculturalism. His latest book, Policy Arrogance or Innocent Bias, recounts his experience as a senior public servant in this area.

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