Tremblay: Le sang de Salman Rushdie
2022/08/19 Leave a comment
From Le Devoir film critic Odile Tremblay:
« Quand la superstition entre par la porte, le bon sens se sauve par la fenêtre », écrivait Salman Rushdie dans Les versets sataniques.
Ce livre, qui lui valut en 1989 la fatwa de l’anathème en Iran par la voix de l’ayatollah Khomeini appelant à son assassinat, le déchirera jusqu’au tombeau.
Survivra ? Survivra pas ? On aura suivi en quelques jours avec horreur la nouvelle de son assaut par un jeune Américain d’origine libanaise (dix coups de couteau) lors d’une de ses conférences dans l’État de New York, puis l’hospitalisation, l’évolution de son état de santé. L’écrivain indo-britannique s’en sort, mais risque de perdre un œil. Son cou, son bras, son foie sont en piteux état. Il parle un peu, plaisante ; trait d’héroïsme. On imagine sans peine les mois, les années de physio et de thérapies qui l’attendent avant le retour à un certain équilibre physique et psychologique. Philippe Lançon, l’auteur de l’immortel Lambeau, en a su quelque chose, lui qui traversa les affres de la réadaptation après avoir été grièvement blessé lors du massacre islamiste chez Charlie Hebdo.
Espérons que l’attentat contre Rushdie ne sera pas qu’un fait divers décrié par les grands de ce monde (pas tous) puis effacé au profit d’un nouveau scandale. En Iran, des fondamentalistes se réjouissent de son sort. C’est lui qui conservera le vrai pouvoir magique des mots.
Je l’avais interviewé il y a dix ans au Festival de Toronto, quand un film avait été tiré de son roman Les enfants de minuit. Il se disait lassé de revenir sur cette fatwa, qui fit de lui longtemps un reclus, un homme traqué. Dix ans d’escorte policière. Dix ans de fuites et de repaires secrets. Des autodafés du livre, des manifestations sanglantes, le meurtre du traducteur japonais des Versets sataniques, la peur et les cris étaient les jalons de son parcours. Puis vint une accalmie. « Il n’y a que les journalistes pour me demander si ma vie est encore en danger », s’irritait-il en 2012 d’un sourcil hérissé. Salman Rushdie se déclarait heureux depuis une décennie, enfin sorti de cette galère. Pensez-vous… On lui prédit d’autres gardes du corps, de nouvelles retraites. Il était déjà un symbole. Aujourd’hui… Un mythe sanglant.
Depuis l’attentat, tout le monde s’arrache ces Versets sataniques en version numérique. Dans les librairies, c’est la rupture de stock. Les lecteurs trouveront-ils sa prose difficile d’accès ? Près de 35 ans après son lancement, dans un monde où la facilité intellectuelle domine, l’œuvre d’un auteur exigeant et complexe risque d’en égarer plusieurs. Cette dérive-là, l’attentat contre Salman Rushdie nous la rappelle tristement aussi.
Ce roman, une brique touffue de 600 pages, ne tient pourtant pas de la provocation frontale. Tissé d’intrigues multiples sur les mille fléaux du monde, il aborde entre autres l’exode et l’exil, le racisme et la violence policière. Mais en quelques pages, au cours d’un épisode rêvé, le prophète Mahomet, sous le nom de Mahound, prenait des libertés face au dogme officiel. Un imam venait dévorer son peuple. Une jeune fille invitait des pèlerins à traverser à pied la mer d’Arabie, sur la foi du miracle. Rien pour appeler à la guerre sainte. Les imams qui hurlaient le plus fort au blasphème n’avaient guère lu le livre avant de sonner l’hallali, mais le titre du roman faisait déjà scandale.
Les écrivains, les journalistes, les artistes, champions de la liberté d’expression, sont des cibles à travers le monde, en Chine comme en Russie, au Moyen-Orient et ailleurs. Mais ils ne sont pas les uniques victimes de la barbarie. Des personnes parfois sans histoire se font blesser ou tuer pour des motifs religieux, politiques, pour leur couleur, leur genre, leur orientation sexuelle, un regard de travers, un territoire à soumettre par les armes ou parce qu’elles passaient dans le coin. Quant à l’intolérance, comment la résumer aux seules dérives islamiques ? Sur les réseaux sociaux, dans les rues, dans une Amérique déchirée et armée, l’obscurantisme et la pulsion de mort ravagent de concert les esprits.
Rushdie, écrivain athée de culture musulmane, me l’affirmait en substance : la bataille pour la liberté d’attaquer la religion a d’autres moteurs que le combat touchant les crimes raciaux, puisqu’elle touche au monde des idées. Reste que l’extrémisme à pourfendre naît sur bien des terrains, enfourchant les idées et les croyances comme les pulsions discriminatoires de tous acabits, des enjeux sanitaires, des mirages trumpiens, des rêves d’appartenance. La religion fanatisée constitue un vecteur de haine rouge, mais les motifs de polarisation violente sont devenus si nombreux et parfois si futiles qu’on n’aura jamais assez d’écrivains, même incompris, même ensanglantés, pour dénoncer la bêtise humaine qui fleurit partout.
Source: Le sang de Salman Rushdie