Nicolas: Décivilisation


Good piece:


« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »

Vous m’excuserez la longueur de la citation. C’est que cette phrase-monument contient en elle seule une thèse entière, un coup de poing à la face du monde qui a toujours le pouvoir de nous couper le souffle aujourd’hui. Aimé Césaire l’a publiée en 1955 en guise d’ouverture de son Discours sur le colonialisme.

1955, c’est cette année charnière qui marque la fin de la guerre d’Indochine et les débuts de la guerre d’Algérie, alors qu’une grande partie du monde se trouve toujours sous contrôle européen. On comprend le contexte, le temps d’où les mots de Césaire nous parviennent. On aurait souhaité qu’avec le passage des années, la thèse de l’écrivain s’empoussière, que le « progrès » en étouffe la flamme. Mais non.

En début de semaine, une foule a fait irruption au tribunal militaire de Beit Lid, en Israël, pour dénoncer l’arrestation de neuf soldats qui auraient torturé et violé un prisonnier palestinien. Plus précisément, les réservistes de l’armée font face à des accusations de sodomie aggravée, d’avoir causé des lésions corporelles dans des circonstances aggravées, d’avoir infligé des sévices dans des circonstances aggravées et d’avoir eu un comportement indigne d’un soldat.

À la suite de cette arrestation, des centaines de manifestants de l’extrême droite israélienne ont donc pris d’assaut la base militaire de Beit Lid, forçant des confrontations avec des soldats. La scène n’est pas sans rappeler l’attaque sur le Capitole du 6 janvier 2021, à Washington. La ressemblance avec la déchéance politique américaine s’amplifie encore lorsqu’on comprend que des élus, et même des ministres israéliens, ont participé à la mobilisation et encouragé les manifestants. Tant dans la foule que chez les politiciens les plus radicaux, on s’est insurgé de « l’ingratitude » envers les soldats ainsi accusés. D’autres, dont le premier ministre Benjamin Nétanyahou ainsi que des élus plus progressistes, ont vivement condamné le mouvement de foule.

Les questions sous-jacentes à cette suite d’événements extraordinaire sont lourdes. Pourquoi un « terroriste » aurait-il des droits ? Quels sont les motifs suffisants pour enquiquiner des hommes qui servent avec bravoure la Nation, affrontent son Ennemi ? La torture, la sodomie sont-elles des chefs d’accusation adéquats pour embêter des Héros ? Pourquoi s’empêtrer dans la moralité alors que nous sommes en guerre ? Serait-ce là, implicitement bien sûr, les questions qui divisent profondément les membres de la Knesset cette semaine, au point de devenir un véritable point de clivage politique ?

Les horreurs ont continué à se succéder à Gaza dans les dernières semaines, ou plutôt les derniers mois. Comme si ce n’était pas assez, la catastrophe humanitaire de Gaza vient elle-même faire ombrage aux assassinats, arrestations arbitraires et colonisations accélérées en Cisjordanie, et à la maltraitance de nombreux prisonniers palestiniens en Israël même. Et puis, il y a le conflit avec le Hezbollah qui a repris de plus belle à la frontière sud du Liban. La dernière attaque israélienne sur Beyrouth fait craindre une accélération du conflit et une implication directe de l’Iran, voire des États-Unis.

Ça faisait déjà un moment que je n’avais plus écrit sur Gaza et Israël. Non pas parce que les horreurs ont cessé, mais parce qu’à force, on est à bout de souffle. On ne sait plus quoi dire de plus. Je sais que je ne suis pas seule, ici.

Sauf que l’émeute de Beit Lid vient cristalliser, symboliser quelque chose de particulièrement important, qu’il faut nommer. Et ce, même si les questions de maltraitance des prisonniers palestiniens sont loin d’être nouvelles, et qu’elles ont été largement documentées par plusieurs organisations de défense des droits de la personne, étrangères comme israéliennes. Que des accusations de violence sexuelle puissent susciter un débat — oui, vraiment, un débat — entre représentants politiques dit beaucoup de choses sur l’état actuel du droit, des institutions et peut-être surtout de la morale dans cette fameuse « seule démocratie du Moyen-Orient ». Après près de dix mois de guerre, certes, mais aussi après des décennies de colonisation illégale de terres palestiniennes.

J’en reviens donc à l’ouverture du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, qui me travaille au corps pendant que j’absorbe les dernières nouvelles sur l’état du monde. Césaire parlait de « décivilisation ». C’est là un mot qui resurgit dans toute son actualité pour parler du débat public à l’ère des guerres de Benjamin Nétanyahou et des frasques de Donald Trump, dont le dossier criminel vient aussi banaliser la question de la violence sexuelle dans l’espace politique ; à l’ère de trop d’émules encore. Une ère où on doit poser avec le plus grand sérieux du monde des questions qui relèvent de l’absurde.

Le viol, est-ce si grave ? Vraiment, oui, on est dans l’absurde. Le théâtre de l’absurde, par ailleurs, est aussi un mouvement artistique qui a pris son envol à la même époque où Césaire écrivait son Discours — une manière de garder son humour, et donc son humanité, dans un monde qui avait perdu la tête. Décidément, pour faire sens de la dégradation politique qui nous entoure, il nous faudra renouer avec plusieurs classiques.

Source: Décivilisation

“We should first study how colonization works to decivilize the colonizer, to dumb him in the true sense of the word, to degrade him, to wake him up to buried instincts, to lust, to violence, racial hatred, to moral relativism, and show that, every time in Vietnam there is a cut head cut and a flat eye and that in France we accept, a girl raped and that in France we accept, a Malagasy tortured and that in France we accept, there is an achievement of civilization that weighs on its dead weight, a universal regression that takes place, a gangrene That is settling in, a focus of infection that is spreading and that at the end of all these violated treaties, all these lies spread, all these tolerated punitive expeditions, all these prisoners tied up and interrogated, all these tortured patriots, at the end of this encouraged racial pride, this spread jactance, there is the poison instilled in the veins of Europe, and the slow but sure progress of the enrage of the continent. ”

You will excuse me for the length of the quote. It is because this monument-sentence alone contains an entire thesis, a punch in the face of the world that still has the power to take our breath away today. Aimé Césaire published it in 1955 as the opening of his Discourse on Colonialism.

1955, it is this pivotal year that marks the end of the Indochina War and the beginning of the Algerian War, while a large part of the world is still under European control. We understand the context, the time from which Césaire’s words reach us. We would have liked that with the passing of the years, the writer’s thesis would get dusty, that “progress” would stifle its flame. But no.

Earlier this week, a crowd broke into the military court in Beit Lid, Israel, to denounce the arrest of nine soldiers who allegedly tortured and raped a Palestinian prisoner. More specifically, army reservists face charges of aggravated sodomy, causing bodily injury in aggravated circumstances, inflicting abuse in aggravated circumstances and having behaved unworthy of a soldier.

Following this arrest, hundreds of Israeli far-right demonstrators stormed the Beit Lid military base, forcing confrontations with soldiers. The scene is reminiscent of the attack on the Capitol on January 6, 2021, in Washington. The resemblance to the American political decline is further increased when we understand that elected officials, and even Israeli ministers, participated in the mobilization and encouraged the demonstrators. Both in the crowd and among the most radical politicians, there was “ingratitude” towards the soldiers thus accused. Others, including Prime Minister Benjamin Netanyahu and more progressive elected officials, strongly condemned the crowd movement.

The questions underlying this extraordinary sequence of events are heavy. Why would a “terrorist” have rights? What are the sufficient reasons to worry men who bravely serve the Nation, confront its Enemy? Are torture and sodomy adequate charges to annoy Heroes? Why get entangled in morality when we are at war? Could this be, implicitly of course, the issues that deeply divide the members of the Knesset this week, to the point of becoming a real point of political cleavage?

Horrors have continued to follow one another in Gaza in recent weeks, or rather the last few months. As if that were not enough, the humanitarian disaster in Gaza itself overshadows the assassinations, arbitrary arrests and accelerated colonizations in the West Bank, and the mistreatment of many Palestinian prisoners in Israel itself. And then there is the conflict with Hezbollah, which has resumed at the southern border of Lebanon. The latest Israeli attack on Beirut raises fears of an acceleration of the conflict and direct involvement of Iran, or even the United States.

It had already been a while since I had written about Gaza and Israel. Not because the horrors have stopped, but because by force, we are out of breath. We don’t know what more to say. I know I’m not alone here.

Except that the Beit Lid riot crystallizes, symbolizing something particularly important, which must be named. And this, even if the issues of abuse of Palestinian prisoners are far from new, and they have been widely documented by several human rights organizations, both foreign and Israeli. That accusations of sexual violence can provoke a debate – yes, really, a debate – between political representatives says a lot about the current state of law, institutions and perhaps especially morality in this famous “only democracy in the Middle East”. After nearly ten months of war, of course, but also after decades of illegal colonization of Palestinian lands.

So I come back to the opening of Aimé Césaire’s Discourse on Colonialism, which works on my body while I absorb the latest news on the state of the world. Césaire spoke of “decivilization”. This is a word that resurfaces in all its current events to talk about the public debate in the era of Benjamin Netanyahu’s wars and Donald Trump’s escapades, whose criminal file also trivializes the issue of sexual violence in the political space; in the era of too many emulators yet. An era where we must ask with the greatest seriousness in the world questions that are absurd.

Is rape so serious? Really, yes, we are in the absurd. The theater of the absurd, on the other hand, is also an artistic movement that took off at the same time when Césaire wrote his Speech – a way of keeping his humor, and therefore his humanity, in a world that had lost its head. Decidedly, to make sense of the political degradation that surrounds us, we will have to reconnect with several classics.

Unknown's avatarAbout Andrew
Andrew blogs and tweets public policy issues, particularly the relationship between the political and bureaucratic levels, citizenship and multiculturalism. His latest book, Policy Arrogance or Innocent Bias, recounts his experience as a senior public servant in this area.

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