Le Devoir Éditorial | L’immigration et les petits calculs politiciens

Malheureusement:

Si les enjeux d’immigration présentent des défis planétaires de plus en plus aigus et compliqués, ces défis gagneraient indubitablement en clarté si les gouvernements de tout acabit évitaient d’en instrumentaliser les côtés sombres à des fins politiques et électorales. Prenons seulement l’actualité récente en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis. Trois pays dont les gouvernements embrument le débat et cultivent les méfiances xénophobes en cédant aux sirènes du populisme.

Au premier ministre britannique, Rishi Sunak, armé d’un slogan alarmiste (« Stop the boats »), revient la palme de la déshumanisation des migrants pour son projet de transfert de demandeurs d’asile vers le Rwanda. Fondé sur un accord signé avec l’autoritaire Paul Kagame il y a près de deux ans, le projet de loi adopté le 18 janvier dernier par la majorité conservatrice aux Communes vise à décourager les migrants de traverser la Manche — ils ont été environ 30 000 à le faire en 2023, au péril de leur vie. Sunak entend procéder bien que la Cour suprême britannique ait désavoué le projet en estimant que le Rwanda peut difficilement être considéré comme un « pays sûr ». 

Outre qu’il est loin d’être acquis que les expulsions ralentiraient les arrivées par « petits bateaux », les chiffres montrent noir sur blanc que la croisade de M. Sunak, qui est largement menotté par l’aile droite du parti, tient du délire. Le fait est qu’entre juin 2022 et juin 2023, la migration a été essentiellement légale au Royaume-Uni, répondant aux besoins urgents du marché de l’emploi, particulièrement en santé. Les migrants en situation irrégulière ont représenté 7,7 % de la totalité des  682 000 entrées. Qu’à cela ne tienne : à la traîne dans les sondages face aux travaillistes, M. Sunak n’a pas seulement décidé de faire de son « projet Rwanda » le socle de sa politique contre l’immigration clandestine, il compte aussi en faire l’un des ressorts principaux de sa stratégie de campagne aux législatives de janvier 2025.

En France, des mois de controverse autour de la nouvelle loi sur l’immigration ont obéi à de semblables petits calculs, permettant in fine à Marine Le Pen, cheffe du Rassemblement national, de crier à une « grande victoire idéologique » — du moins jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel ne censure une grande partie de la législation la semaine dernière. C’est ainsi qu’en cheval de Troie, le concept de « préférence nationale », si cher à l’extrême droite, s’est imposé de façon inédite dans un texte législatif français, avec le soutien de la droite traditionnelle (Les Républicains) et de la majorité macroniste. Résultat : les Français auront vécu une saga où Emmanuel Macron aura moins cherché à penser une politique migratoire réformée avec clairvoyance, à l’abri des dérives, qu’à enregistrer un succès législatif à n’importe quel prix, lui dont la présidence ne va nulle part à six mois du rendez-vous des élections européennes.

Aux États-Unis, Donald Trump s’emploie ces temps-ci à saboter un projet d’accord migratoire entre sénateurs démocrates et républicains pour empêcher coûte que coûte que sa conclusion ne fasse bien paraître le président Joe Biden en cette année de scrutin présidentiel. Sur le fond, le projet repose pourtant sur des mesures étroitement punitives et tout à fait au goût des républicains. Seraient sensiblement élargis, en vertu de cette entente, les pouvoirs d’expulsion manu militari dont disposent les agents frontaliers. Dans l’espoir à courte vue de raplomber sa popularité, M. Biden se trouve ainsi à jouer le jeu de la droite dure anti-immigration. Il est d’autant plus piégé par cette dynamique que le clan trumpiste au Congrès lie l’augmentation de l’aide militaire à l’Ukraine, pièce maîtresse de sa politique étrangère, à l’adoption de mesures radicales de refoulement à la frontière mexico-américaine.

En Europe comme aux États-Unis, sur fond de stagnation législative, la « pression migratoire » ne diminue pas. Ils ont été 267 000 migrants à débarquer aux frontières méridionales de l’Union européenne l’année dernière et 2800 à se noyer en Méditerranée ; ils ont été 300 000 pendant le seul mois de décembre dernier à cogner à la porte des États-Unis. Des nombres records. Des années de politiques d’endiguement et d’externalisation des contrôles n’y ont rien changé, bien au contraire, de la même manière que la fermeture du chemin Roxham — c’était écrit dans le ciel — n’a rien réglé.

À prétendre qu’il y a des réponses simples à des problèmes compliqués ; à faire l’économie des faits et à laisser prospérer les faussetés ; à trop peu investir, en amont des mouvements de migration, dans le développement des pays du Sud ; à faire depuis toujours, aux États-Unis, l’impasse sur une réforme du système d’immigration, on se trouve trop souvent à laisser la réflexion autour des enjeux de géopolitique migratoire, d’une portée pourtant capitale sur la vie des sociétés partout dans le monde, à se conclure sur des décisions politiciennes prises à la petite semaine.

Source: Éditorial | L’immigration et les petits calculs politiciens

Unknown's avatarAbout Andrew
Andrew blogs and tweets public policy issues, particularly the relationship between the political and bureaucratic levels, citizenship and multiculturalism. His latest book, Policy Arrogance or Innocent Bias, recounts his experience as a senior public servant in this area.

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