Nicolas: Les mots et leur pouvoir

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Trois réflexions autour des mots et de leur pouvoir, alors que l’Histoire se joue sous nos yeux.

1. Liberté de presse. Trois journalistes israéliens comptaient parmi les victimes de l’attaque du Hamas du 7 octobre dernier. Depuis, un journaliste libanais a aussi été tué lors d’une attaque d’Israël contre le Hezbollah. Et 19 journalistes palestiniens sont morts à Gaza, pour la plupart dans les bombardements de l’armée israélienne. Samedi, Reporteurs sans frontières a lancé une alerte : « Israël suffoque le journalisme à Gaza ». Pourquoi ? En gros, parce que des journalistes sont tués, sévèrement blessés ou forcés de fuir en laissant tout derrière, mais aussi parce que des salles de nouvelles entières sont détruites par les bombardements et que l’on coupe une partie de l’accès à Internet sur le territoire. Résultat : les nouvelles qui nous arrivent de Gaza sont partielles, tout au plus.

Pourquoi les grandes salles de nouvelles, qui nous avaient assuré qu’elles étaient Charlie, restent-elles silencieuses sur cette question, elles qui sortent habituellement de leur réserve pour dénoncer les attaques contre la liberté de presse ?

2. Sentiment d’impuissance. Il est fascinant de lire entre les lignes des communications diplomatiques américaines. Depuis la semaine dernière, le président Joe Biden exhorte le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, à ne pas répéter les erreurs commises par les Américains au lendemain du 11 Septembre, alors que les États-Unis étaient « enragés ».

Mardi, Barack Obama, avec la liberté de parole permise à la retraite, allait plus loin. Il écrit, dans une déclaration publiée sur le Web, que « la décision du gouvernement israélien de couper la nourriture, l’eau et l’électricité à une population captive menace non seulement d’aggraver une crise humanitaire, elle pourrait aussi durcir les attitudes palestiniennes pour des générations, éroder le soutien international à Israël, faire le jeu des ennemis d’Israël et miner les efforts à long terme pour la paix et la stabilité dans la région ».

Son texte donne pour référence une chronique de Thomas Friedman dans le New York Times, qui pousse encore plus loin — un ancien président ne renvoie pas ses lecteurs à une chronique sans implicitement l’appuyer. On y écrit qu’il « n’y aura personne pour aider Israël à soutenir plus de deux millions de Gazaouis — pas si Israël est mené par un gouvernement qui pense et agit comme s’il pouvait exercer justement sa vengeance sur le Hamas alors qu’il construit injustement une société s’apparentant à un apartheid, menée par des suprémacistes juifs, en Cisjordanie ».

Entendons-nous : personne, parmi ces personnalités américaines, ne demande encore un cessez-le-feu, pourtant urgent. Cela dit, le changement de ton par rapport à Nétanyahou est notable. Et ce réajustement politique semble prendre racine dans une conscience de l’opinion internationale (et américaine) de plus en plus sensible à la souffrance palestinienne.

Plusieurs se sentent écrasés par un sentiment d’impuissance et se demandent si les manifestations ou les partages d’information sur les médias sociaux valent quelque chose. Quand on décode ce qui se dit sur les canaux diplomatiques, la réponse est oui, les expressions de solidarité ou d’inquiétude populaires comptent. Les gouvernements regardent les manifestations, voient ce qui se dit sur Meta et ce qu’on recherche sur Google. Les choses commencent à bouger. Trop lentement et trop tard pour tellement de vies de civils, mais peut-être assez vite pour en sauver d’autres.

3. Sensibilité à la critique. Cette critique montante d’Israël suscite beaucoup de douleur et de désarroi dans une bonne partie des communautés juives nord-américaines. Ce n’est pas tout le monde, bien sûr, qui se sent ainsi lié à Israël, au contraire. Mais ce lien est fort pour plusieurs, et il est important de chercher à comprendre pourquoi.

« Une terre sans peuple pour un peuple sans terre. » Cette expression sioniste populaire contient à la fois l’effacement du peuple palestinien et cette idée d’Israël comme refuge pour un peuple juif privé de sécurité durant des siècles. Le rêve d’Israël comme symbole de sécurité enfin possible est transmis à bien des enfants d’ici, dès le plus jeune âge. On comprend donc que l’émotion puisse être forte lorsqu’il en est question.

On comprend aussi pourquoi la critique d’Israël est souvent plus difficile ici qu’en Israël même. Dans toutes les diasporas, les langues se délient plus facilement dans la sécurité de l’entre-soi que lorsque l’on craint que nos mots soient récupérés par une majorité qui nous a longtemps opprimés. Pour voir l’état de conscience de la gauche israélienne, d’ailleurs, il faut aller lire les pages du Haaretz. Disons qu’on n’y mâche pas ses mots et que l’horreur de ce que font subir l’armée aux Gazaouis et les colons aux Cisjordaniens y est clairement nommée.

On en comprend que, si l’idée de sécurité est encore liée pour beaucoup à cet ailleurs, c’est notamment qu’il subsiste encore, ici même, un sentiment d’insécurité. Plusieurs m’ont écrit pour me dire qu’ils ne peuvent s’empêcher de sentir que le monde est en train de leur tourner le dos et qu’ils seront bientôt seuls, comme les Juifs l’ont trop longtemps été.

Il y a dans cette crainte de l’abandon imminent un trauma intergénérationnel hérité de l’Holocauste et des pogroms — et un constat de notre échec à nous, non-Juifs, à contribuer à un sentiment de sécurité communautaire ici même, au Canada, alors que l’antisémitisme est en hausse.

Je crois qu’il y a tout à fait de la place pour continuer à être témoin de l’Histoire, dénoncer la guerre là-bas, les morts de tous les côtés, ainsi que les déplacements forcés, et tout autre crime de guerre et abus envers les Palestiniens, vu notamment le déséquilibre inouï des forces entre les acteurs en présence, et, au même moment, refuser de laisser une partie des communautés juives d’ici se débrouiller seules avec leur propre douleur et leurs propres traumas ainsi réveillés, et renforcer notre engagement envers leur sécurité et leur dignité.

Non seulement il doit y avoir de la place pour le faire, mais ça me semble la seule chose juste à faire.

Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Source: Les mots et leur pouvoir

Unknown's avatarAbout Andrew
Andrew blogs and tweets public policy issues, particularly the relationship between the political and bureaucratic levels, citizenship and multiculturalism. His latest book, Policy Arrogance or Innocent Bias, recounts his experience as a senior public servant in this area.

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