Des immigrants parlant le français au quotidien déplorent leur exclusion des «statistiques de Legault»
2023/08/02 Leave a comment
A noter. One personal story but have noticed that Le Devoir has increased its coverage of immigration often highlighting these kinds of situations and issues:
Ils ont choisi le Québec pour sa réputation progressiste, son ouverture sur le monde et parce qu’ils sont francophiles. Ils ont quitté les États-Unis, inquiets du devenir du pays durant la présidence de Donald Trump. Des immigrants américains se disent aujourd’hui « sous le choc » et « déçus » par le discours et les politiques du gouvernement de François Legault, qui rongent leur sentiment d’appartenance.
Alors qu’ils font tout pour apprendre et vivre en français, ces nouveaux arrivants rejettent l’étiquette de personnes qui « anglicisent » le Québec. Même s’ils utilisent le français dans leur quotidien et au travail, ils ne compteront jamais dans « les statistiques de Legault », déplore Kiyoshi Mukaï, Américain d’origine japonaise installé à Montréal depuis un an et demi.
Les deux indicateurs cités par le premier ministre François Legault, notamment dans son dernier discours d’ouverture, sont en effet la langue maternelle et celle parlée à la maison. M. Mukaï ne coche donc pas les bonnes cases : l’anglais comme langue maternelle, il parle espagnol à la maison, la langue maternelle de son épouse, Victoria Girón, originaire du Honduras.
« J’ai toujours voulu vivre au Québec », précise Kiyoshi Mukaï à plusieurs reprises durant l’entrevue avec Le Devoir,réalisantune partie de ses études en français. « Quand Trump a commencé sa campagne, j’ai appelé un consultant en immigration et déposé une demande », raconte-t-il. Il a ensuite patienté durant quatre ans, entre 2018 et 2022, notamment à cause de délais liés à la pandémie, pour enfin officiellement immigrer à Montréal.
Tous les deux assurent utiliser le français quotidiennement dans leur vie sociale et au travail. Ils ont même été prêts à débourser près de 4000 $ pour que Mme Girón puisse étudier la langue dès son arrivée. Elle ne détenait alors qu’un visa de visiteur et n’avait donc pas accès à la francisation gratuite.
Partant pratiquement de zéro, elle a réussi le tour de force d’atteindre un niveau conversationnel en six mois, niveau qu’elle démontre tout au long de notre entrevue. « Pour nous, c’était très important d’acquérir la langue pour faire partie de la société, même s’il fallait payer », raconte-t-elle. Non seulement pour aller au dépanneur ou prendre le métro, mais aussi pour son « indépendance », précise-t-elle.
Maintenant que le couple est marié, elle a obtenu un visa de travail. Architecte de formation, elle suivra bientôt une formation linguistique complémentaire et un peu plus technique pour ses éventuelles entrevues d’embauche.Dans l’ombre des statistiques
« Nous, ce qu’on vit est que le français est clairement la lingua franca. Au point que ça surprend nos amis qui nous visitent », assure aussi un autre Québécois d’origine américaine. Il a beaucoup de points en commun avec M. Mukaï et Mme Girón, mais il a demandé de protéger son identité par peur de devenir une cible en ligne.
Chercheur universitaire dans un établissement francophone à Montréal, il a quitté Portland en Oregon, lui aussi durant les années Trump, un endroit pourtant réputé comme un bastion progressiste. « Un jour, j’ai trouvé ma petite fille, qui avait alors 6 ans, qui se cachait sous le lit avec une amie. Elles jouaient qu’il y avait un tireur actif. Je me suis dit “Est-ce que c’est vraiment ici qu’on va élever nos filles ?” » La mise en situation était potentiellement tirée d’un exercice contre les fusillades, qui sont devenues courantes dans les écoles américaines.
« La première fois qu’on a visité Montréal, on a été tellement attiré par la diversité, l’aspect international et le fait de pouvoir communiquer dans plusieurs langues », relate-t-il.
La famille ne regrette pas son choix. Leurs deux enfants sont maintenant « 100 % bilingues », car ils fréquentent l’école francophone grâce à la loi 101. Ils savent chanter des paroles des Trois Accords ou des Cowboys Fringants.
« Mais on ne comptera jamais dans les statistiques de Legault, on ne marche pas dans son message politique », dit l’homme dans la cinquantaine. « Je comprends de plus en plus que nous ne serons jamais acceptés comme des Québécois », dit-il. Il trouve ce constat « triste et décevant », alors que, comme pour nombre d’immigrants, il lui semble plus facile de se dire Canadien.
Il dénonce le choix de s’en tenir surtout à la langue maternelle, « quelque chose qu’on ne contrôle pas ». Si la possibilité d’appartenir, de se réclamer Québécois en dépend, alors il faut faire partie « d’une ethnie en fin de compte, au lieu d’une nationalité », constate-t-il.
Impossible, à ce compte, d’entrer dans « ce gabarit », même par l’assimilation — une politique que les États-Unis ont explicitement abandonnée dans les années 1990 et aujourd’hui associée à la droite trumpiste —, note-t-il.Des délais
Les politiciens « donnent un portrait faux et incomplet » de l’immigration, croit M. Mukaï. Le discours sur le déclin du français sert, selon lui, à justifier des seuils d’immigration plus bas : « À l’heure actuelle, on sait notamment que la peur de l’anglicisation du Québec a joué un rôle dans les limites annuelles établies pour la réunification familiale », constate-t-il.
Ces délais qui s’allongent, il en connaît quelque chose. Sa femme attend depuis plus d’un an d’obtenir sa résidence permanente. Même si le couple a le privilège d’être ici ensemble, Mme Girón ayant d’abord obtenu un visa de touriste puis un visa de travail, il déplore d’être instrumentalisé pour une politique qui « garde des couples et des familles séparées ». « Pour moi, c’est inhumain », dit-il.
« Je sais que c’est un privilège d’immigrer et je suis toujours reconnaissant […], mais je me sens un peu confus et trahi en même temps », confie M. Mukaï.
Le ministère fédéral de l’Immigration a récemment confirmé au Devoir que les seuils établis par Québec ralentissent en effet le regroupement familial. Les délais sont de 10 à 15 mois plus courts dans le reste du Canada. Au total, 36 800 personnes sont en attente d’une résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial au Québec, alors que la barre maximale établie par le gouvernement Legault se situe à 10 600 personnes pour l’année 2023.
C’est précisément les participants à ce programme que le premier ministre a accusé en 2022 de mettre le Québec sur la voie de la « louisianisation ».
Pour tous ces immigrants, il y a pourtant d’autres marqueurs identitaires clairs et tout aussi importants, comme les valeurs progressistes, féministes et égalitaires, citent-ils tous. « Au Québec, on se sent dans une société distincte. C’est plus une communauté, et la manière de traiter les gens est plus amicale », observe Victoria Girón.
« Toute l’huile qui a été jetée sur le feu identitaire, c’est vraiment pour distraire, alors que d’autres choses sont bien en train de pourrir, comme la santé et l’éducation », dit quant à lui le chercheur universitaire.
