Le programme permettant aux Ukrainiens d’obtenir la résidence permanente s’ils ont un membre de leur famille au Canada n’a pas le succès escompté. Près de six mois après son lancement, à peine 2000 personnes ont soumis leur candidature, alors qu’ils sont près de 300 000 à se trouver au pays avec un statut temporaire.
Ouvert le 23 octobre 2023 pour une durée d’un an, ce programme fédéral qualifié de « bouée de sauvetage » par le ministre de l’Immigration de l’époque, Sean Fraser, avait suscité l’espoir, mais laissé perplexes tous ceux n’ayant pas de famille ici. « Très peu de gens vont pouvoir avoir leur résidence permanente en vertu de ce programme », a affirmé Randall Baran-Chong, directeur général de Pathfinders for Ukraine.
Selon son organisme, qui a sondé l’été dernier près de 36 000 détenteurs de l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine (AVUCU), à peine 7 % des répondants s’estimaient admissibles à ce programme de réunification familiale élargie. « Et si on regarde ceux qui ont le plus besoin d’aide, ce ne sont pas nécessairement des gens qui ont de la famille ici », a-t-il fait valoir.
Présentée il y a tout juste un mois par le député libéral ontarien Ali Ehsassi, une pétition demande à Justin Trudeau d’offrir aux ressortissants ukrainiens une voie simplifiée vers la résidence permanente « qui s’adresserait à ceux qui ne bénéficient pas du parcours de regroupement familial annoncé le 23 octobre 2023 ».
Arrivée avec son mari et ses trois enfants en mai 2022, Helena Lobiak n’a aucune famille ici. « J’avais rencontré sur Facebook un homme de Québec et il m’a convaincu de venir, qu’on serait en sécurité », a-t-elle raconté. « Le Canada est très loin de l’Europe, mais c’est ce qu’on voulait. De toute façon, je n’ai pas de parents en Ukraine et les parents de mon mari ne veulent pas quitter leur maison. »
Arrivés au Québec au même moment, Tatiana Banchenko, son mari et l’un de ses deux fils — l’aîné termine ses études en Pologne — n’ont pas non plus de famille au Canada. Depuis le Donbass, région gravement touchée par le conflit, ils ont choisi d’aller à Gatineau, pour y retrouver de vieux amis qu’ils connaissaient depuis 20 ans. « Nous n’avons pas étudié les programmes d’immigration, nous voulions simplement nous éloigner le plus possible de la guerre et nous envoler vers un endroit où nous aurions des amis et du soutien », explique-t-elle par écrit au Devoir.
Aucune voie « facile »
Comme les permis de travail ouverts que leur confère l’AVUCU viennent à échéance dans un an, les deux femmes, qui souhaitent refaire leur vie ici, sont inquiètes. Le permis de Tatiana Banchenko est valide jusqu’en avril 2025. « En février de cette année, j’ai déposé une demande de prolongation, mais aucune décision n’a encore été prise », dit-elle.
D’après la consultante en immigration Marina Negrivoda, si on n’a pas de parenté au Canada, plusieurs chemins mènent à la résidence permanente. Mais aucun d’entre eux n’est « facile ».
« On me demande souvent quelle est la province, ou le programme, qui permet d’avoir facilement et rapidement la résidence. Certains sont prêts à aller n’importe où, relève-t-elle. Moi, je ne vais pas conseiller aux gens de changer de province. Il faut analyser leur profil. »
Elle dit avoir eu des clients qui avaient des difficultés en français et qui ont pris la décision d’aller au Nouveau-Brunswick. « Là-bas, l’anglais est accepté, et il n’est pas nécessaire d’avoir un travail qualifié. » Ailleurs au Canada, des voies « économiques » vers la résidence permanente comportent moins d’exigences, notamment sur le plan linguistique.
Car le principal défi pour les Ukrainiens qui veulent rester au Québec, c’est la langue, avance-t-elle. « Certains pensent que suivre des cours de francisation les rendra admissibles à la résidence permanente, mais ce n’est pas suffisant. »
Pour être admissible au volet « travailleurs » du Programme de l’expérience québécoise, par exemple, il faut avoir occupé pendant 24 mois un emploi qualifié, en plus de réussir le niveau 7 (B2). Le Programme régulier des travailleurs qualifiés, dont une réforme a récemment été annoncée, exige désormais un certain niveau de français, et il n’est pas ouvert à toutes les professions.
Incertitudes
Après un an et demi de francisation, Tatiana Banchenko a terminé le niveau 7 en français et vient de commencer un cours de secrétariat. Mais elle n’a pas occupé d’emploi qualifié, pas plus que son mari, qui travaille dans la construction et comme livreur de pizza les fins de semaine. « Mon mari a un travail, mais pas de français, et moi, j’ai un peu de français, mais pas de travail », résume-t-elle. Dans ces conditions, il est difficile pour le moment de se qualifier pour un quelconque programme de résidence permanente pour rester au Québec.
Pourtant, son « rêve » est de vivre ici, où les gens « sont merveilleux » et la nature, « magnifique ». Son fils cadet, qui parle parfaitement français et qui possède tout un réseau d’amis, est troublé à l’idée de peut-être devoir partir, dit Mme Banchenko. « Nous n’avons nulle part où retourner en Ukraine. »
Helena Lobiak se demande aussi comment elle pourra obtenir un statut permanent. Après avoir suivi des cours de francisation à temps complet et obtenu un niveau 4, celle qui était enseignante en Ukraine travaille maintenant dans une garderie. « Je ne peux pas accéder à la résidence permanente ici parce que je n’ai pas encore assez d’expérience [dans ce] travail qualifié, déplore-t-elle. J’espère que mon permis de travail va être prolongé, comme ça, je pourrais améliorer encore mon français. » « Je ne vois pas de fin à cette guerre, donc j’ai besoin de savoir ce qui va arriver avec nous », conclut-elle.