Bernadet: À qui la diversité profite-t-elle le plus?
2023/07/13 Leave a comment
Another column noting the intersectionality of class:
Le 29 juin dernier, la Cour suprême des États-Unis a mis fin aux programmes d’action positive (affirmative action) dans les universités, s’attaquant aux procédures d’admission dans les campus qui prennent en compte la couleur de peau ou les origines ethniques des candidats. Cette décision a relancé la controverse autour des politiques d’embauche dans les établissements québécois, notamment en raison des plans équité, diversité, inclusion (EDI) mis en place par Ottawa depuis 2017 dans le cadre des chaires de recherche du Canada (CRC). Des mesures, il importe de le rappeler, qui trouvent leur origine dans une tradition de l’État fédéral, depuis la commission royale de la juge Rosalie Abella en 1984 et la Loi sur l’équité en matière d’emploi de 1986.
Dans le camp conservateur, des voix soutiennent ouvertement l’avis des juges américains, y voyant un heureux retour au statu quo comme si les inégalités allaient disparaître par miracle, et qu’il était possible de se dispenser de moyens de correction. D’autres s’inquiètent au contraire des possibles retombées de cette décision de ce côté-ci de la frontière. Dans un contexte de racisme et de colonialisme nourri par le « privilège masculin blanc », certains, comme la professeure de philosophie à l’Université du Québec à Trois-Rivières Naïma Hamrouni, dans Le Devoir du samedi 8 juillet, n’hésitent pas à dire que l’action positive est « l’un des instruments possibles d’une déségrégation sexuelle et raciale progressive de notre société ».
Un tel point de vue accrédite évidemment l’idée que le Québec subirait un modèle de ségrégation, une notion au maniement délicat, qui mériterait d’être rigoureusement définie et documentée tant son emploi est inséparable de l’histoire de certaines sociétés, à commencer par les États-Unis et l’Afrique du Sud. Mais on s’étonne surtout de l’efficacité que ce genre de propos prête aux fameux plans EDI. Car un examen un peu attentif de leurs critères en montre aussitôt les limites.
Il importe de souligner que le gouvernement fédéral a introduit les plans EDI par l’intermédiaire du programme CRC, c’est-à-dire en utilisant une fenêtre très étroite, la seule dont il bénéficiait à vrai dire, pour interférer dans les compétences en matière d’éducation des provinces. On peut bien sûr espérer que ces plans corrigent les inégalités du milieu universitaire, ce qui, à ce jour, reste à démontrer. En revanche, on peut douter qu’ils conduisent à des changements plus larges et profonds, d’autant plus qu’ils ne tiennent pas compte des particularités migratoires et démographiques, économiques ou sociales de chaque province.
Des failles
Cette politique de la diversité a été pensée par le haut et non à partir de la base. La justice dont il est question ici concerne avant tout le corps professoral et plus encore un segment limité de ce corps, les titulaires de chaires de recherche. De plus, les plans EDI sont pour l’essentiel centrés sur le genre et la race. Ils passent complètement sous silence les disparités socio-économiques. Leur but avoué est de favoriser le recrutement de personnes issues de groupes discriminés au cours de leur histoire, des mesures provisoires qui doivent être atteintes par les universités d’ici 2029.
Dans l’usage établi depuis le rapport de la juge Abella, il s’agit des femmes, des Autochtones, des personnes en situation de handicap et issues des minorités visibles, auxquels s’ajoute dans la pratique le cas des communautés LGBTQ. Or, aucune de ces catégories ne se situe sur le même plan. « Autochtones » et « femmes » peuvent difficilement être comparés. Bien qu’elle soit très utile, l’idée de « groupe » en particulier ne cesse pas de poser problème.
Par exemple, les femmes forment-elles vraiment un groupe ? Rappelons d’abord, contre les idées reçues, que certaines femmes peuvent être socialement plus avantagées par rapport à des hommes. Ensuite et surtout, les femmes entre elles ne sont pas égales. Elles n’ont pas les mêmes chances d’accéder à un emploi en raison du capital scolaire, culturel ou économique dont chacune dispose.
Un raisonnement similaire peut être appliqué aux minorités visibles. Il est fréquent de dire qu’elles sont sous-représentées au sein des universités, qui ont les outils pour chiffrer correctement ce phénomène. L’argument est même devenu un lieu commun au sein des élites. Il est repris par la classe politique ou dans l’entreprise, spécialement pour les cadres managériaux, les emplois visibles ou à haute responsabilité. On l’entend encore dans les médias et le monde de la culture.
Or, l’économiste Thomas Piketty l’a bien montré, la sous-représentation des minorités visibles dissimule proportionnellement leur surreprésentation au sein des classes populaires. Il n’est donc pas assuré que les politiques d’action positive soient capables de corriger un tel écart dans la mesure où elles ne touchent souvent qu’un pourcentage réduit de personnes au sein des populations visées. Non seulement les injustices raciales ne peuvent être séparées des injustices sociales, mais les unes et les autres exigent une politique égalitaire plus ambitieuse : une politique pour tous et non une justice d’élite.
À qui profitent donc les mesures EDI ? Est-ce aux groupes cibles, ou n’est-ce pas plutôt aux institutions qui promeuvent la diversité ? La question mérite d’être posée et débattue.
