Harel, Weil et al: Le PL84 est en rupture avec l’interculturalisme 

Critique of the assimilationist aspects of Bill 84:

Le 30 janvier, le ministre de l’Immigration, Jean-François Roberge, a déposé le projet de loi 84 sur l’intégration nationale, qui propose de définir le modèle québécois d’intégration ainsi que les responsabilités de l’État, des Québécois et des personnes immigrantes pour assurer la vitalité du français et de la culture commune. Depuis, il ne cesse de soutenir publiquement que cette loi se situe dans le prolongement de l’interculturalisme, le modèle pluraliste de vivre-ensemble auquel le Québec adhère officieusement.Or, le projet de loi 84 est loin de s’inscrire dans cette continuité. Avec son approche aux accents assimilationnistes, il s’agit d’une nette rupture par rapport au modèle hérité de la Révolution tranquille. Affirmer les spécificités de l’approche québécoise est essentiel pour offrir une option de remplacement à la fois crédible et juste au multiculturalisme canadien. L’initiative caquiste ne va pas dans ce sens, à notre avis. Au contraire, le message envoyé aux personnes immigrantes nuira au projet d’une société d’accueil québécoise.

La trajectoire d’un modèle pluraliste

Sans jamais l’avoir explicitement inscrit dans une loi, le Québec s’est doté d’un modèle de vivre-ensemble fondé sur la recherche d’un équilibre entre l’ouverture au pluralisme ethnoculturel et la continuité d’un projet national et francophone. Cet objectif a été poursuivi par tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur partisane, et a inspiré plusieurs lois et politiques.

En 1975, un gouvernement libéral fait adopter la Charte des droits et libertés de la personne qui reconnaît aux minorités le droit « de maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe » ainsi que leur droit à l’égale dignité, en interdisant la discrimination à leur égard. Dès 1977, la Charte de la langue française, élaborée par un gouvernement péquiste, fait en sorte que les enfants de parents immigrants doivent désormais fréquenter l’école française, favorisant ainsi leur pleine participation à la société québécoise.

Un gouvernement péquiste dépose en 1978 la Politique québécoise du développement culturel, qui affirme le rôle central de la culture de tradition française tout en permettant aux diverses communautés de préserver leur culture et leurs valeurs. Rejetant à la fois l’assimilation et le repli identitaire, cette approche se renforce en 1981 avec le Plan d’action à l’intention des communautés culturelles, qui promeut les rapprochements entre la majorité et les minorités ainsi que la lutte contre la discrimination.

En 1991, un gouvernement libéral introduit la notion de « contrat moral » dans son Énoncé de politique en immigration et intégration. Dans un esprit de réciprocité, on demande aux nouveaux arrivants de respecter trois principes chers à la société d’accueil : le français comme langue commune, la démocratie et la participation, ainsi que le pluralisme et les relations intercommunautaires. Ces principes étaient au cœur de la recommandation du rapport de la commission Bouchard-Taylor voulant que l’État québécois adopte une politique ou une loi en matière d’interculturalisme.

Ces politiques reflètent une identité québécoise affranchie de son ancrage exclusivement canadien-français et marquent un tournant majeur dans notre histoire : le Québec francophone est appelé à se diversifier et à prendre en compte les différentes origines de sa population. Le cadre civique qu’elles ont défini guide encore aujourd’hui l’action gouvernementale en matière de vivre-ensemble.

Une rupture inquiétante

Plusieurs aspects du projet de loi 84 l’éloignent du modèle interculturel, équilibré et inclusif, au profit d’une logique aux tendances assimilationnistes. Il exige d’abord des personnes immigrantes qu’elles « adhèrent » à une culture commune, présentée comme « le creuset » d’une nation unie. Or, cette notion, associée au melting-pot américain, évoque l’effacement des différentes cultures et s’éloigne de la tradition pluraliste québécoise. De plus, le projet de loi ne dit rien sur les rapports entre la majorité francophone, la communauté anglophone et les Premières Nations, outre leur mention dans les considérants. Ce faisant, le projet de loi 84 s’écarte radicalement du pluralisme au cœur de l’interculturalisme.

Ensuite, le projet de loi 84 instaure une asymétrie dans les devoirs et les attentes envers l’État, les Québécois et les personnes immigrantes ; ces dernières étant soumises à des exigences nettement plus élevées. Elles doivent « participer à la vitalité de la culture québécoise en l’enrichissant », une obligation qui ne s’applique pas au reste de la population. Cette disparité fragilise le principe de réciprocité du modèle interculturel.

Finalement, le projet de loi 84 réduit l’intégration à l’acquisition du français et à l’adhésion à la culture commune, ignorant ses dimensions économiques et sociales. De plus, le document fait l’impasse sur la lutte contre le racisme et les discriminations, pourtant essentielle au respect du droit à l’égale dignité. L’épanouissement personnel et la participation à la société signifient aussi le plein accès aux emplois, aux services et au logement, quelles que soient son origine ou sa couleur de peau.

Révision majeure

Le projet de loi 84 rompt avec l’approche québécoise du vivre-ensemble de façon inacceptable. En souscrivant à une vision aux tendances assimilationnistes plutôt qu’en mettant en avant les dimensions civiques et plurielles de la culture commune, il risque davantage de repousser les minorités ethnoculturelles que de renforcer leur sentiment d’appartenance à la société québécoise. Le gouvernement doit donc revoir en profondeur le projet de loi 84 en adoptant une démarche fondée sur un esprit d’équilibre.

Une telle loi est trop importante pour ne refléter que la vision du gouvernement : incarner un large consensus est essentiel pour permettre à tous les Québécois, quelle que soit leur origine, de s’y reconnaître. En tant que société d’accueil ayant su conjuguer immigration et préservation de son identité nationale distincte, nous avons le devoir d’offrir mieux à celles et ceux qui choisissent de contribuer à notre développement collectif.

François Rocher, David Carpentier, Louise Harel et Kathleen Weil

Source: Le PL84 est en rupture avec l’interculturalisme

On January 30, the Minister of Immigration, Jean-François Roberge, tabled Bill 84 on National Integration, which proposes to define the Quebec model of integration as well as the responsibilities of the State, Quebecers and immigrants to ensure the vitality of French and common culture. Since then, he has continued to publicly maintain that this law is an extension of interculturalism, the pluralist model of living together to which Quebec unofficially adheres. However, Bill 84 is far from being part of this continuity. With its approach with assimilationist accents, it is a clear break with the model inherited from the Quiet Revolution. Affirming the specifics of the Quebec approach is essential to offer a replacement option that is both credible and fair to Canadian multiculturalism. The Caquist initiative does not go in this direction, in our opinion. On the contrary, the message sent to immigrants will harm the project of a Quebec host society.

The trajectory of a pluralist model

Without ever having explicitly inscribed it in a law, Quebec has adopted a model of living together based on the search for a balance between openness to ethnocultural pluralism and the continuity of a national and Francophone project. This goal has been pursued by all governments, regardless of their partisan color, and has inspired several laws and policies.

In 1975, a liberal government adopted the Charter of Human Rights and Freedoms, which recognized the right of minorities “to maintain and advance their own cultural life with the other members of their group” as well as their right to equal dignity, by prohibiting discrimination against them. As early as 1977, the Charter of the French Language, developed by a Péquist government, ensured that children of immigrant parents must now attend French school, thus promoting their full participation in Quebec society.

In 1978, a Péquiste government introduced the Quebec Cultural Development Policy, which affirms the central role of traditional French culture while allowing the various communities to preserve their culture and values. Rejecting both assimilation and identity retreat, this approach was strengthened in 1981 with the Action Plan for Cultural Communities, which promoted rapprochement between the majority and minorities and the fight against discrimination.

In 1991, a liberal government introduced the concept of “moral contract” in its Immigration and Integration Policy Statement. In a spirit of reciprocity, newcomers are asked to respect three principles dear to the host society: French as a common language, democracy and participation, as well as pluralism and intercommunity relations. These principles were at the heart of the recommendation of the Bouchard-Taylor Commission’s report that the Quebec State adopt a policy or law on interculturalism.

These policies reflect a Quebec identity freed from its exclusively Canadian-French anchorage and mark a major turning point in our history: Francophone Quebec is called upon to diversify and take into account the different origins of its population. The civic framework they have defined still guides government action today in terms of living together.

A worrying break

Several aspects of Bill 84 distance it from the intercultural, balanced and inclusive model, in favor of a logic with assimilationist tendencies. He first requires immigrants to “adhere” to a common culture, presented as “the crucible” of a united nation. However, this notion, associated with the American melting pot, evokes the erasure of different cultures and moves away from the Quebec pluralist tradition. In addition, the bill says nothing about the relationship between the Francophone majority, the English-speaking community and the First Nations, other than their mention in the recitals. In doing so, Bill 84 radically departs from pluralism at the heart of interculturalism.

Next, Bill 84 introduces an asymmetry in duties and expectations towards the State, Quebecers and immigrants; the latter being subject to much higher requirements. They must “participate in the vitality of Quebec culture by enriching it”, an obligation that does not apply to the rest of the population. This disparity weakens the principle of reciprocity of the intercultural model.

Finally, Bill 84 reduces integration to the acquisition of French and adherence to common culture, ignoring its economic and social dimensions. In addition, the document ignores the fight against racism and discrimination, which is essential for respecting the right to equal dignity. Personal development and participation in society also mean full access to jobs, services and housing, regardless of their origin or skin color.

Major revision

Bill 84 breaks with Quebec’s approach to living together in an unacceptable way. By subscribing to a vision with assimilationist tendencies rather than highlighting the civic and plural dimensions of the common culture, he risks pushing back ethnocultural minorities more than strengthening their sense of belonging to Quebec society. The government must therefore thoroughly review Bill 84 by adopting an approach based on a spirit of balance.

Such a law is too important to reflect only the government’s vision: embodying a broad consensus is essential to allow all Quebecers, regardless of their origin, to recognize themselves. As a host society that has been able to combine immigration and the preservation of its distinct national identity, we have a duty to offer better to those who choose to contribute to our collective development.

Cornellier: Besoin de Montréal

Of note, Montreal vs the regions and the multiculturalism/interculturalism debates:

Si le Québec veut réussir dans le dossier de l’intégration des immigrants, il aura besoin de la contribution de la Ville de Montréal. C’est là, en effet, que la majorité des immigrants décident de vivre. En 2016, ces personnes représentaient 34,3 % de la population de Montréal, 28,5 % de celle de Laval et 20,3 % de celle de Longueuil. Dans le reste du Québec, les personnes immigrantes ne représentent qu’environ 4 % de la population. On voit donc toute l’importance qu’a la région montréalaise dans cette mission.

La Ville de Montréal est-elle à la hauteur des attentes québécoises dans ce dossier ? C’est la question que pose le politologue David Carpentier dans La métropole contre la nation ? (PUQ, 2022, 232 pages), un éclairant essai issu d’un mémoire de maîtrise. « Que fait concrètement la Ville de Montréal pour favoriser l’intégration de ces populations sur son territoire ? » demande Carpentier. Va-t-elle dans le sens préconisé par l’État québécois ou contredit-elle l’action de ce dernier ?

Carpentier est un chercheur. Son essai n’a rien de polémique. Il reste que sa conclusion selon laquelle « il se déploie ainsi dans la métropole une forme dissimulée de multiculturalisme donnant libre cours à une vie civique affranchie du cadre national » fera réagir à juste titre. Selon Carpentier, en effet, « les principes sur lesquels repose une certaine conception de l’intégration, établie par les processus démocratiques québécois, se voient court-circuités par la Ville de Montréal », sans véritable légitimité politique.

Selon la Constitution canadienne, l’immigration est une compétence partagée entre les provinces et l’État central. Les municipalités, quant à elles, jouissent des responsabilités que veulent bien leur déléguer les gouvernements provinciaux.

Au Québec, de plus, l’affaire se complique du fait que nous sommes une nation minoritaire dans un État dont la politique d’intégration, le multiculturalisme, entre en concurrence avec la nôtre, l’interculturalisme. À titre de « créatures de la province » sur le plan juridique, les municipalités devraient donc être soumises à l’application de la politique québécoise, mais un certain flou, dans cette dernière, vient gripper la machine.

Le multiculturalisme canadien est une politique officielle depuis 1971. Il « valorise la manifestation des particularismes d’ordre ethnoculturel, religieux et linguistique dans l’espace public », résume Carpentier, et affirme qu’il « n’existerait pas au pays une culture ou un groupe ayant préséance ». Comme le note le politologue, le Canada a beau jeu de ne pas insister sur la nécessité de l’intégration à une société d’accueil puisque la présence de cette dernière s’impose de fait, « étant donné le statut hégémonique de la tradition anglo-saxonne et sa réalité démographique majoritaire ».

Nation minoritaire, le Québec ne peut se permettre ce luxe, d’où son adhésion à l’interculturalisme, une « voie mitoyenne », précise Carpentier, entre l’assimilationnisme et le multiculturalisme. L’interculturalisme valorise le pluralisme, mais accorde une place prioritaire à la culture majoritaire d’accueil, à laquelle doivent s’intégrer les nouveaux arrivants et qui se fonde sur l’« égalité des genres, la démocratie, la laïcité, le français comme langue publique commune, l’État de droit [et] le respect des droits et libertés de la personne », résume le politologue. Or, ce modèle d’intégration n’a jamais été officialisé par le gouvernement du Québec, ce qui rend son application incertaine.

Dans certains documents publics, la Ville de Montréal affirme adhérer à un interculturalisme minimaliste. Dans les faits, toutefois, son action révèle souvent l’« adhésion tacite de la municipalité au modèle canadien et son contournement du discours que promeut l’État québécois », constate Carpentier.

Dans des interventions publiques, par exemple, le maire Coderre et la mairesse Plante ont tous deux plaidé pour une laïcité dite ouverte et pour plus de flexibilité dans l’usage de l’anglais. Ainsi, au nom de la différence montréalaise, ils ont contesté deux des principaux socles de l’interculturalisme québécois.

Selon Carpentier, les acteurs de la politique montréalaise d’intégration se diviseraient en deux camps : les partisans de l’interculturalisme, principalement des fonctionnaires et des chercheurs, et ceux du multiculturalisme, qu’on retrouve surtout chez les élus et les acteurs associatifs. Pour le moment, à cause du flou juridique et politique entourant le statut de l’interculturalisme, ce sont les seconds qui s’imposent, entraînant ainsi une dramatique « déconnexion » entre la métropole et le reste du Québec.

Qu’attend donc le gouvernement du Québec pour faire de l’interculturalisme sa politique d’intégration officielle sur tout le territoire national ? Ça devrait faire partie d’un programme sérieux de réveil national.

Source: Besoin de Montréal