Le plurilinguisme des immigrants est-il nécessairement une menace pour le français?
2025/06/24 Leave a comment
Good analysis pour la Fête Nationale du Québec:
Des répondants qui cochent plusieurs cases à « langue maternelle ». Des jeunes scolarisés dans une langue, mais qui en utilisent une autre à la maison et une autre encore devant leur écran. Des conversations entre amis ou à la table familiale dans deux langues. Un appel du travail dans une troisième. En parallèle à l’évolution des usages du français, une équipe de chercheurs tente de sortir le plurilinguisme de l’angle mort des dynamiques linguistiques.
« On a tendance à avoir une vision un peu binaire : on est soit francophone, soit anglophone, dans cette idée de deux langues officielles avec deux peuples fondateurs, mais on constate déjà que de plus en plus de gens déclarent plus d’une langue maternelle », décrit le professeur en sociologie à l’Université Laval Richard Marcoux.
L’immigration internationale est en effet le facteur dominant — et même exclusif depuis l’an dernier — de la croissance de la population. Il importe donc de mieux saisir la complexité du bagage des immigrants, estime ce cotitulaire de la Chaire de recherche du Québec sur la situation démolinguistique et les politiques linguistiques.
Parmi les 10 premiers pays d’origine des immigrants permanents au Québec l’an dernier, on retrouve le Cameroun, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, Haïti, la Côte d’Ivoire et le Liban. Ce sont des pays où certains usages du français existent, sans que les immigrants qui en viennent n’entrent dans la case de plus en plus étroite des francophones de langue maternelle.
Pour obtenir un portrait plus juste de l’état des choses, il faut dépasser les critères plus traditionnels comme la langue maternelle ou la langue parlée à la maison : « Ça ne suffit plus et c’est moins représentatif de l’immigration actuelle », juge celui qui préside aussi le Comité consultatif sur la statistique linguistique de Statistique Canada.
Ce « plurilinguisme dès la naissance » est encore mal saisi par les indicateurs les plus couramment cités. C’est différent, regarder la première langue parlée à la maison et considérer toutes celles qui sont parlées entre les murs privés, mettaient par exemple de l’avant M. Marcoux et ses collègues sociologues Jean-Pierre Corbeil et Victor Piché, dans une note de recherche de 2023.
« Ce qu’on constate, c’est que ces immigrants arrivent en disant : “Moi, ma langue maternelle, c’est l’arabe ET le français. J’ai été socialisé dans les deux langues, avec un univers qui se passait parfois dans l’une, parfois dans l’autre” », explique M. Marcoux plus en détail. « C’est différent de dire : “J’ai été élevé à Rabat, à Alger ou à Cotonou” », ajoute le professeur qui revient tout juste de Dakar, au Sénégal.
Cohabitation
Le plurilinguisme qu’il décrit colle à l’expérience de Hocine Taleb. Arrivé d’Algérie à 18 ans, il occupe maintenant, à l’aube de la trentaine, un emploi en informatique où il utilise majoritairement le français et, à l’occasion, l’anglais. Durant son enfance, il a été scolarisé en arabe à l’école publique. Il est exposé au français partout dans l’espace public, surtout à la télévision, et il parle kabyle avec sa famille et ses amis.
Alors quelle case coche-t-il ? « Techniquement, ma langue maternelle est le kabyle, mais aujourd’hui, je pense davantage en français que dans les autres langues », explique-t-il. Le kabyle reste la langue du dimanche chez ses parents, et celle qui décrit le mieux les plats délicieux préparés par sa mère.
Même s’il est au Québec depuis plus d’une décennie, on lui trouve encore le plus souvent un accent « de Français de France », un pays où il n’a pas vécu. Sa copine a des origines à la fois chinoise et québécoise ; elle a grandi d’abord en anglais puis en français, ce qui fait qu’ensemble, ils utilisent encore un mélange des deux.C’est l’arabe finalement, « une langue imposée par l’école », qui est le moins présent dans ses journées, au point où il ne le parle pratiquement plus.
Un élan vers le français
Preuve s’il en est que l’on « naît de moins en moins francophone, on le devient », comme a déjà dit M. Marcoux lors d’une entrevue précédente. Il travaille notamment avec le professeur Koia Jean Martial Kouame, basé en Côte d’Ivoire, qui dit que le français est maintenant une langue africaine, un butin de guerre que les gens se sont réappropriés, tant au nord, à l’ouest qu’au centre de ce continent monumental.
Ensemble, ils tentent de préciser la place de la langue française dans une trentaine de métropoles différentes, toutes plurilingues. « Le français est la langue de communication, d’échange à Abidjan, mais pas à Bamako. À Dakar, on voit que la population se wolofise [parle de plus en plus la langue locale wolof], en même temps qu’elle se francise », note M. Marcoux.
Le Rwanda, parfois décrit comme ayant « basculé » du côté anglophone, n’a en fait jamais été francophone, note-t-il aussi, pour illustrer les nuances possibles. Les élites favorisent en effet l’anglais, mais les journaux, les banques et une partie de l’administration fonctionne beaucoup plus en kinyarwanda : « Depuis qu’on mesure, la proportion de francophones n’a jamais dépassé 8 % ! », note le professeur québécois.
C’est donc en quelque sorte deux élans inverses qu’il documente : du plurilinguisme vers le français en Afrique subsaharienne et au Maghreb, et du français vers plusieurs langues au Québec. Le point d’arrivée ? Une affirmation plurielle d’une langue décomplexée, un polycentrisme qui déplace le centre de gravité de la norme parisienne.Pas une menace
À l’inverse de ce que les détracteurs de M. Marcoux tentent de lui coller comme étiquette, le chercheur affirme : « On part du consensus que le français est fragile et il a besoin d’une attention particulière. Mais on ne voit pas le plurilinguisme comme une menace à la langue. On dit seulement qu’il faut prendre la réalité en compte, et cette réalité est le plurilinguisme. »
Il n’est donc pas question, pour lui, de reculer sur les politiques déjà en place, surtout sur l’obligation d’envoyer ses enfants à l’école en français. Il veut plutôt qu’on cesse de voir la langue plurielle comme un facteur d’anglicisation ou de déclin du français. « On veut, nous aussi, que nos institutions continuent à fonctionner en français, mais on ne s’inquiète pas quand les gens échangent entre eux dans des conversations privées en arabe ou en espagnol. Ce n’est pas ça la menace à mes yeux », conclut l’expert.
Source: Le plurilinguisme des immigrants est-il nécessairement une menace pour le français?
Respondents who check several boxes in “mother tongue”. Young people educated in one language, but who use another at home and another in front of their screen. Conversations between friends or at the family table in two languages. A call from work in a third. In parallel with the evolution of French uses, a team of researchers is trying to get plurilingualism out of the blind spot of linguistic dynamics.
“We tend to have a somewhat binary vision: we are either French-speaking or English-speaking, in this idea of two official languages with two founding peoples, but we already see that more and more people declare more than one mother tongue,” describes the professor of sociology at Laval University Richard Marcoux.
International immigration is indeed the dominant – and even exclusive factor since last year – of population growth. It is therefore important to better grasp the complexity of immigrants’ baggage, says this co-holder of the Quebec Research Chair on the demolinguistic situation and language policies.
Among the top 10 countries of origin of permanent immigrants in Quebec last year, we find Cameroon, Tunisia, Algeria, Morocco, Haiti, Ivory Coast and Lebanon. These are countries where certain uses of French exist, without immigrants who come from them entering the increasingly narrow box of French-speaking mother tongues.
To get a fairer picture of the state of affairs, it is necessary to go beyond more traditional criteria such as the mother tongue or the language spoken at home: “It is no longer enough and it is less representative of current immigration,” says the one who also chairs the Statistical Canada Linguistic Statistics Advisory Committee.
This “multilingualism from birth” is still poorly grasped by the most commonly cited indicators. It’s different, looking at the first language spoken at home and considering all those that are spoken between private walls, put for example M. Marcoux and his fellow sociologists Jean-Pierre Corbeil and Victor Piché, in a 2023 research note.
“What we see is that these immigrants arrive saying: “Me, my mother tongue, is Arabic AND French. I was socialized in both languages, with a universe that sometimes happened in one, sometimes in the other,” explains Mr. Marcoux in more detail. “It’s different to say: “I was raised in Rabat, Algiers or Cotonou,” adds the teacher who has just returned from Dakar, Senegal.
Living with somebody
The plurilingualism he describes is in line with Hocine Taleb’s experience. During his childhood, he was educated in Arabic in public school. He is exposed to French everywhere in the public space, especially on television, and he speaks Kabyle with his family and friends.
So which box does it tick? “Technically, my mother tongue is Kabyle, but today, I think more in French than in other languages,” he explains. Kabyle remains the Sunday language of his parents, and the one that best describes the delicious dishes prepared by his mother.
Even though he has been in Quebec for more than a decade, he is still most often found with a “French” accent, a country where he has not lived. His girlfriend has both Chinese and Quebec origins; she grew up first in English and then in French, which means that together, they still use a mixture of the two.
It is finally Arabic, “a language imposed by the school”, which is the least present in his days, to the point where he hardly speaks it anymore.
A boost towards French
Proof if it is that we are “born less and less French-speaking, we become one”, as Mr. He works in particular with Professor Koia Jean Martial Kouame, based in Côte d’Ivoire, who says that French is now an African language, a war booty that people have reappropriated, both in the north, west and center of this monumental continent.
Together, they try to specify the place of the French language in about thirty different metropolises, all multilingual. “French is the language of communication, of exchange in Abidjan, but not in Bamako. In Dakar, we see that the population is Wolofing [speaking the local Wolof language more and more], at the same time as it is Frenchizing, “notes Mr. Marcoux
Rwanda, sometimes described as having “swung” to the English-speaking side, has in fact never been French-speaking, he also notes, to illustrate the possible nuances. The elites indeed favor English, but newspapers, banks and part of the administration work much more in kinyarwanda: “Since we measure, the proportion of French speakers has never exceeded 8%! “, notes the Quebec teacher.
It is therefore in a way two inverse impulses that it documents: from multilingualism to French in sub-Saharan Africa and the Maghreb, and from French to several languages in Quebec. The point of arrival? A plural affirmation of an uninhibited language, a polycentrism that displaces the center of gravity of the Parisian norm.
Not a threat
Contrary to what Mr. Marcoux’s critics try to label him, the researcher says: “We start from the consensus that French is fragile and needs special attention. But we do not see multilingualism as a threat to language. We only say that we must take reality into account, and this reality is multilingualism. ”
There is therefore no question, for him, of going back on the policies already in place, especially on the obligation to send his children to school in French. Rather, he wants us to stop seeing the plural language as a factor of Anglicization or decline of French. “We also want our institutions to continue to function in French, but we don’t worry when people exchange with each other in private conversations in Arabic or Spanish. That’s not the threat in my eyes, “concludes the expert.
