Nicolas: La vérité, le temps, le pouvoir et la paix

Balanced and relevant reflections:

Quatre choses fondamentales semblent nous filer entre les doigts et échapper à notre vue, alors que le monde tente de prendre acte de la violence en Israël et à Gaza.

La vérité. Nul besoin de s’étendre face au malheureux mélange du journalisme en crise, de l’explosion de l’intelligence artificielle et de l’effondrement de Twitter (renommé X). Les petits crochets « vérifié » ne garantissent plus la crédibilité de personne, les services de modération du contenu et de vérification des faits des plateformes ne sont d’aucune efficacité et les fausses informations abondent. Résultat : il n’a jamais été aussi difficile de s’informer en ligne d’un conflit où les actions — et les morts — évoluent d’heure en heure.

Le temps. Bien des observateurs ont comparé l’attaque du Hamas contre des civils israéliens, y compris beaucoup d’enfants, samedi, à Pearl Harbour ou au 11 septembre 2001. Ce qu’on essaie de transmettre par cette image, c’est le sentiment d’une brèche. Il n’y a jamais eu autant de morts du côté israélien, tout comme les Américains n’ont pas l’habitude d’être attaqués sur leur propre sol. Les États-Unis ont disposé de temps pour entrer en deuil national, puis réagir : la guerre du Pacifique qui s’est soldée par deux bombes atomiques d’un côté, la guerre en Irak et la déstabilisation du Proche-Orient de l’autre.

On ne dispose pas, ici, de temps. La contre-offensive de l’armée israélienne à Gaza est déjà en cours. Le nombre de civils décédés monte d’heure en heure, dont là aussi, beaucoup d’enfants. Vu le déséquilibre des forces en présence, on craint ce qui suivra.

La quasi-totalité de la classe politique canadienne a condamné les manifestations propalestiniennes du week-end, comme si chaque personne dans la rue était là pour « célébrer » l’attaque du Hamas, et donc des morts juives. Bien qu’il y eût, certes, parmi les organisateurs, des personnages aux objectifs hautement condamnables, bien des participants en étaient mal informés et se montraient plutôt profondément inquiets, ainsi que solidaires du peuple palestinien, plus largement.

Comment peut-on vouloir envoyer ce message de soutien aux Palestiniens alors que les corps des victimes du Hamas sont encore chauds ? Parce qu’il n’y a pas de temps, justement. Toutes les préoccupations, les peurs, les colères et les deuils s’empilent les uns sur les autres, se blessent et s’enterrent les uns les autres. Dans un conflit où les émotions sont aussi à fleur de peau, le manque de temps envenime tout.

Le pouvoir. C’est une chose de souhaiter une couverture médiatique équilibrée et qui met de l’avant une représentation juste des points de vue de chaque partie impliquée, de chercher à traiter avec respect chaque victime de la guerre. C’est indispensable, même. C’en est une autre de gommer, de perdre de vue, ou de feindre de ne pas remarquer comment le pouvoir et ses iniquités affectent différemment chacun des camps.

Un exemple criant, parmi tant d’autres. D’un côté, Gaza fait l’objet d’un blocus depuis des années, et l’Égypte ne permet la sortie que de quelques personnes au compte-goutte au poste frontalier de Rafah, qui est d’ailleurs bombardé par Israël depuis le début de la semaine. De l’autre, on planifie avec l’appui de la communauté internationale des évacuations de l’aéroport de Tel-Aviv, où une proportion importante des Israéliens a une double citoyenneté, et d’où on peut circuler dans le monde sans visa.

Tout le monde cherche à fuir devant la peur, la peur atroce, la terreur, les morts. La peur peut être aussi grande de chaque côté. La peur est propre à chacun. La peur ne se mesure pas. Les moyens de fuir, eux, se mesurent.

La paix. J’ai le sentiment que chaque reportage, chaque entrevue doit se terminer sur un « avez-vous l’espoir de voir la paix un jour » ? Non seulement c’est cliché, mais il est aussi irritant de voir la paix présentée comme un processus qui appartient à une poignée d’hommes qui accepteraient un jour de parlementer autour d’une même table.

La paix n’est pas qu’un état politique, c’est une action que l’on peut choisir de mener, ou non, chaque jour. La paix est un moteur derrière nos gestes et nos paroles aussi.

On se souvient tous du « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes » de George W. Bush au lendemain du 11 septembre. C’était là une logique guerrière, qui a mené tout droit à la guerre réelle. Cette logique est manichéenne. Elle prend toute entreprise de contextualisation comme une injure, et est persuadée que de chercher à comprendre les actions du camp adverse, c’est les justifier, les excuser ou même s’en solidariser.

Cette logique guerrière pullule. Elle accélère la droitisation de la société civile israélienne et prend sa gauche, qui souhaite une Palestine libre, en étau — alors que cette gauche est essentielle aux efforts de paix. Elle mène à des tensions douloureuses au sein des communautés juives d’ici, et rend d’autant plus ardue et coûteuse le partage de perspectives qui dissonent d’avec celles des grandes associations. Elle soutient tout autant le processus de radicalisation qui a permis l’émergence du Hamas et marginalisé le leadershipde l’Autorité palestinienne. La logique guerrière refuse de faire la distinction entre le soutien à une Palestine libre et un cri de ralliement terroriste. Elle ramène du même souffle toute la population d’Israël, et même tout le peuple juif, à l’administration de Nétanyahou.

La paix, comme choix à la portée de tous, c’est le choix de faire de la place dans son esprit et dans son coeur à plusieurs émotions et vérités en même temps. La paix cherche à comprendre à la fois le rôle du trauma de l’Holocauste et des siècles d’antisémitisme dans la charge symbolique que porte Israël, les 75 ans de délocalisation, d’oppression et de marginalisation du peuple palestinien, le rôle du colonialisme dans le contrôle britannique du territoire palestinien au moment où il a été donné à Israël et le pouvoir continu de l’Occident sur la région depuis. La paix cherche à écouter tout, entendre tout, faire assez de place pour tout.

Anthropologue, Emilie Nicolas est chroniqueuse au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Source: La vérité, le temps, le pouvoir et la paix

Unknown's avatarAbout Andrew
Andrew blogs and tweets public policy issues, particularly the relationship between the political and bureaucratic levels, citizenship and multiculturalism. His latest book, Policy Arrogance or Innocent Bias, recounts his experience as a senior public servant in this area.

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