Sous les hauts cris des puristes, entendez-vous battre le cœur de la langue française?
2023/07/11 Leave a comment
Of note, countering overall Quebec narrative:
Écoutez de plus près. Le Québec n’avalera pas sa langue de sitôt. Un collectif de linguistes francophones somme les prophètes de malheur de tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de crier à l’agonie du français, tant ici qu’ailleurs.
Le français va très bien, merci. Le titre résume en une boutade l’essai de 65 pages publié chez Gallimard et coécrit par 18 spécialistes de « la langue de Molière ». Pour renverser cette vision voulant que le français se meure, commencez donc par oublier cette expression, clament les auteurs. La langue de Molière n’est plus la langue de Molière depuis la mort de Molière. La langue du dramaturge du XVIIe siècle est devenue avec le temps, naturellement, la langue des Tremblay, Laferrière, Booba.
« Si on lisait vraiment Molière dans le texte original, on verrait qu’il y a beaucoup de différences, des mots qui sont disparus, des structures grammaticales vraiment différentes, des prononciations très différentes. Cette expression, à mon avis, illustre bien cette langue fantasmée », explique en entrevue la Québécoise Julie Auger, l’une des membres du collectif des « linguistes atterré·es ».
Le français n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui, si l’on compte le nombre de locuteurs dans le monde. Même au Québec, la place décroissante du français comme langue parlée à la maison ne traduit pas un déclin, renchérit la professeure de linguistique à l’Université de Montréal.« Oui, la proportion de Québécois qui parlent français à la maison continue de diminuer, mais ce n’est pas au profit de l’anglais. C’est au profit des langues que les néo-Québécois ont apportées. Pour moi, ça, ce n’est pas un danger. »
Rappelons que 94 % des Québécois peuvent aujourd’hui parler et comprendre le français, quelle que soit leur langue maternelle… exactement la même proportion qu’au début du siècle.
La prochaine génération de francophones grandit surtout sous la menace des pointilleux qui exigent un français parfait des nouveaux arrivants, souligne Julie Auger, alors que ceux-ci lui donnent un deuxième souffle. « Ces gens-là pourraient tout à fait choisir de ne plus parler le français et de ne parler que l’anglais, parce que, quand tu parles anglais, tu n’as pas ce genre de critiques. »
Quid du « franglais », vilipendé par des érudits près de chez nous ? « Si l’on tient au terme “franglais”, il convient bien mieux à l’anglais qu’au français, rétorque le collectif. […] On estime à près de la moitié la part du lexique anglais empruntée à l’ancien français ou au normand. » Et l’anglais « se porte bien ».Le français ? Yes, sir !
Les langues ne sont pas en guerre les unes contre les autres, soutiennent les experts, car « ce que “gagne” l’une, l’autre ne le perd pas ».
Qui utilise encore le mot « bâdrer », emprunt de « to bother », passé dans l’usage québécois comme un synonyme de « déranger » ? Qui se souvient de l’époque où l’anglicisme « some » était employé comme un adverbe pour parler de quelque chose de gros ? Les néologismes passent, le français demeure.
Et si un anglicisme finit par coller au palais des Québécois, il ne remplace pas pour autant les mots qui y logent déjà. Il permet d’apporter une nuance de sens. Que serait le parler d’ici sans les subtilités des expressions comme cheap ou lunch (qui désigne plus un repas qu’on traîne avec soi qu’un repas à une heure donnée) ?
Le français, langue flexible et souple, « incorpore et digère sans problème » les emprunts depuis des siècles, rappellent les linguistes coalisés. Les ajouts tout neufs du créole haïtien et de l’arabe dans les discussions à Montréal ne font pas exception.
L’oreille attentive entendra toute de même quelques changements récents dans le dialecte d’ici. On utilise de plus en plus l’infinitif du verbe en anglais là où on le conjuguait avant à la française. Autrement dit, les Québécois commencent à deal avec ça plus qu’à « dealer » avec ça.
Cet effritement de la grammaire — « le coeur d’une langue », dixit Julie Auger — s’observe déjà chez les Acadiens. Est-ce bien ou mal ? La linguiste québécoise ne le dit pas. « Les linguistes en sont conscients, qu’il y a beaucoup d’études qui portent là-dessus en ce moment. On est vraiment en plein milieu de ce qui peut être un changement, et donc on est à l’écoute, on essaie de voir ce qui se passe. »Le français, langue féconde
Le français va très bien, merci s’adresse aussi aux grands parleurs, petits faiseurs qui rêvent de réformer la langue de tout le monde.
« Depuis le XIXe siècle, [l’Académie française] ne suit plus l’évolution de la langue : elle s’est opposée à la réforme de l’orthographe prévue en 1901 pour accompagner l’accès de tous les enfants à l’école », lit-on dans l’ouvrage. « Son Dictionnaire, seule production officielle actuelle, en est à peine à sa neuvième édition et n’est pas du tout à jour. […]. Si l’Académie n’est pas à jour sur le vocabulaire, elle ne l’est pas non plus en grammaire. Sa seule Grammaire date de 1932 et a été tellement critiquée qu’elle n’a plus osé en publier d’autres. »
Les dictionnaires privés, réputés plus flexibles, peinent tout autant à suivre les changements sans fin du nouveau vocabulaire. Le Petit Larousse et Le Petit Robert recensent chacun 60 000 mots, tandis que Le Grand Robert en compile 100 000. Il faut se tourner vers la production participative du Wiktionnaire pour calculer l’étendue des néologismes francophones. Les internautes y ont consigné 400 000 entrées.
Et ça continue de monter, entre autres grâce aux initiatives créatives d’institutions bien de chez nous.Pensons au Concours de créativité lexicale de l’OQLF, qui demande aux élèves québécois du secondaire de créer des mots de toutes pièces.
Les victorieux de 2023 :
« spectatriche », pour remplacer le terme « stream sniping », qui consiste à regarder la diffusion en ligne d’un adversaire lors d’une compétition de jeu vidéo pour obtenir un avantage ;
« iconotypique », pour traduire le mot anglais « on-brand », qui qualifie ce qui est typiquement représentatif d’une marque ou d’une image publique ;
« éphraser », pour dénommer le fait de retirer une phrase d’un texte.
Parlez-vous fr@nçais ?
L’autre menace fantôme que dénoncent les linguistes, c’est le terrible Internet et ses codes abscons. Le numérique constitue « une menace » pour le français, entend-on d’ailleurs dans les échos de couloirs de l’Assemblée nationale.
Pourtant, le français trône à la septième place des idiomes les plus utilisés dans le cyberespace.
Et en fouillant cet énorme corpus de données brutes, on découvre que la tendance lourde est le passage vers un français de plus en plus normatif.
« L’utilisation d’“avoir” au lieu d’“être”, par exemple “j’ai tombé”, c’est quelque chose qui diminue avec le temps, indique Julie Auger. Le français montréalais s’aligne davantage sur le français standard. Par contre, un élément qui est non standard, mais qui est en croissance, c’est l’utilisation du “tu” interrogatif. »
On parle-tu bien français ? Bien ou mal n’est pas la question, à vrai dire. Le bon français, c’est celui que l’on parle. Point.Le français va très bien, merci
Collectif d’auteurs, Gallimard, Paris, 2023, 65 pages
Source: Sous les hauts cris des puristes, entendez-vous battre le cœur de la langue française?
