Le plurilinguisme des immigrants est-il nécessairement une menace pour le français?

Good analysis pour la Fête Nationale du Québec:

Des répondants qui cochent plusieurs cases à « langue maternelle ». Des jeunes scolarisés dans une langue, mais qui en utilisent une autre à la maison et une autre encore devant leur écran. Des conversations entre amis ou à la table familiale dans deux langues. Un appel du travail dans une troisième. En parallèle à l’évolution des usages du français, une équipe de chercheurs tente de sortir le plurilinguisme de l’angle mort des dynamiques linguistiques.



« On a tendance à avoir une vision un peu binaire : on est soit francophone, soit anglophone, dans cette idée de deux langues officielles avec deux peuples fondateurs, mais on constate déjà que de plus en plus de gens déclarent plus d’une langue maternelle », décrit le professeur en sociologie à l’Université Laval Richard Marcoux.



L’immigration internationale est en effet le facteur dominant — et même exclusif depuis l’an dernier — de la croissance de la population. Il importe donc de mieux saisir la complexité du bagage des immigrants, estime ce cotitulaire de la Chaire de recherche du Québec sur la situation démolinguistique et les politiques linguistiques.



Parmi les 10 premiers pays d’origine des immigrants permanents au Québec l’an dernier, on retrouve le Cameroun, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, Haïti, la Côte d’Ivoire et le Liban. Ce sont des pays où certains usages du français existent, sans que les immigrants qui en viennent n’entrent dans la case de plus en plus étroite des francophones de langue maternelle.



Pour obtenir un portrait plus juste de l’état des choses, il faut dépasser les critères plus traditionnels comme la langue maternelle ou la langue parlée à la maison : « Ça ne suffit plus et c’est moins représentatif de l’immigration actuelle », juge celui qui préside aussi le Comité consultatif sur la statistique linguistique de Statistique Canada.



Ce « plurilinguisme dès la naissance » est encore mal saisi par les indicateurs les plus couramment cités. C’est différent, regarder la première langue parlée à la maison et considérer toutes celles qui sont parlées entre les murs privés, mettaient par exemple de l’avant M. Marcoux et ses collègues sociologues Jean-Pierre Corbeil et Victor Piché, dans une note de recherche de 2023.


« Ce qu’on constate, c’est que ces immigrants arrivent en disant : “Moi, ma langue maternelle, c’est l’arabe ET le français. J’ai été socialisé dans les deux langues, avec un univers qui se passait parfois dans l’une, parfois dans l’autre” », explique M. Marcoux plus en détail. « C’est différent de dire : “J’ai été élevé à Rabat, à Alger ou à Cotonou” », ajoute le professeur qui revient tout juste de Dakar, au Sénégal.

Cohabitation

Le plurilinguisme qu’il décrit colle à l’expérience de Hocine Taleb. Arrivé d’Algérie à 18 ans, il occupe maintenant, à l’aube de la trentaine, un emploi en informatique où il utilise majoritairement le français et, à l’occasion, l’anglais. Durant son enfance, il a été scolarisé en arabe à l’école publique. Il est exposé au français partout dans l’espace public, surtout à la télévision, et il parle kabyle avec sa famille et ses amis.

Alors quelle case coche-t-il ? « Techniquement, ma langue maternelle est le kabyle, mais aujourd’hui, je pense davantage en français que dans les autres langues », explique-t-il. Le kabyle reste la langue du dimanche chez ses parents, et celle qui décrit le mieux les plats délicieux préparés par sa mère.

Même s’il est au Québec depuis plus d’une décennie, on lui trouve encore le plus souvent un accent « de Français de France », un pays où il n’a pas vécu. Sa copine a des origines à la fois chinoise et québécoise ; elle a grandi d’abord en anglais puis en français, ce qui fait qu’ensemble, ils utilisent encore un mélange des deux.

C’est l’arabe finalement, « une langue imposée par l’école », qui est le moins présent dans ses journées, au point où il ne le parle pratiquement plus.

Un élan vers le français

Preuve s’il en est que l’on « naît de moins en moins francophone, on le devient », comme a déjà dit M. Marcoux lors d’une entrevue précédente. Il travaille notamment avec le professeur Koia Jean Martial Kouame, basé en Côte d’Ivoire, qui dit que le français est maintenant une langue africaine, un butin de guerre que les gens se sont réappropriés, tant au nord, à l’ouest qu’au centre de ce continent monumental.

Ensemble, ils tentent de préciser la place de la langue française dans une trentaine de métropoles différentes, toutes plurilingues. « Le français est la langue de communication, d’échange à Abidjan, mais pas à Bamako. À Dakar, on voit que la population se wolofise [parle de plus en plus la langue locale wolof], en même temps qu’elle se francise », note M. Marcoux.

Le Rwanda, parfois décrit comme ayant « basculé » du côté anglophone, n’a en fait jamais été francophone, note-t-il aussi, pour illustrer les nuances possibles. Les élites favorisent en effet l’anglais, mais les journaux, les banques et une partie de l’administration fonctionne beaucoup plus en kinyarwanda : « Depuis qu’on mesure, la proportion de francophones n’a jamais dépassé 8 % ! », note le professeur québécois.

C’est donc en quelque sorte deux élans inverses qu’il documente : du plurilinguisme vers le français en Afrique subsaharienne et au Maghreb, et du français vers plusieurs langues au Québec. Le point d’arrivée ? Une affirmation plurielle d’une langue décomplexée, un polycentrisme qui déplace le centre de gravité de la norme parisienne.

Pas une menace

À l’inverse de ce que les détracteurs de M. Marcoux tentent de lui coller comme étiquette, le chercheur affirme : « On part du consensus que le français est fragile et il a besoin d’une attention particulière. Mais on ne voit pas le plurilinguisme comme une menace à la langue. On dit seulement qu’il faut prendre la réalité en compte, et cette réalité est le plurilinguisme. »

Il n’est donc pas question, pour lui, de reculer sur les politiques déjà en place, surtout sur l’obligation d’envoyer ses enfants à l’école en français. Il veut plutôt qu’on cesse de voir la langue plurielle comme un facteur d’anglicisation ou de déclin du français. « On veut, nous aussi, que nos institutions continuent à fonctionner en français, mais on ne s’inquiète pas quand les gens échangent entre eux dans des conversations privées en arabe ou en espagnol. Ce n’est pas ça la menace à mes yeux », conclut l’expert.

Source: Le plurilinguisme des immigrants est-il nécessairement une menace pour le français?

Respondents who check several boxes in “mother tongue”. Young people educated in one language, but who use another at home and another in front of their screen. Conversations between friends or at the family table in two languages. A call from work in a third. In parallel with the evolution of French uses, a team of researchers is trying to get plurilingualism out of the blind spot of linguistic dynamics.

“We tend to have a somewhat binary vision: we are either French-speaking or English-speaking, in this idea of two official languages with two founding peoples, but we already see that more and more people declare more than one mother tongue,” describes the professor of sociology at Laval University Richard Marcoux.

International immigration is indeed the dominant – and even exclusive factor since last year – of population growth. It is therefore important to better grasp the complexity of immigrants’ baggage, says this co-holder of the Quebec Research Chair on the demolinguistic situation and language policies.

Among the top 10 countries of origin of permanent immigrants in Quebec last year, we find Cameroon, Tunisia, Algeria, Morocco, Haiti, Ivory Coast and Lebanon. These are countries where certain uses of French exist, without immigrants who come from them entering the increasingly narrow box of French-speaking mother tongues.

To get a fairer picture of the state of affairs, it is necessary to go beyond more traditional criteria such as the mother tongue or the language spoken at home: “It is no longer enough and it is less representative of current immigration,” says the one who also chairs the Statistical Canada Linguistic Statistics Advisory Committee.

This “multilingualism from birth” is still poorly grasped by the most commonly cited indicators. It’s different, looking at the first language spoken at home and considering all those that are spoken between private walls, put for example M. Marcoux and his fellow sociologists Jean-Pierre Corbeil and Victor Piché, in a 2023 research note.

“What we see is that these immigrants arrive saying: “Me, my mother tongue, is Arabic AND French. I was socialized in both languages, with a universe that sometimes happened in one, sometimes in the other,” explains Mr. Marcoux in more detail. “It’s different to say: “I was raised in Rabat, Algiers or Cotonou,” adds the teacher who has just returned from Dakar, Senegal.

Living with somebody

The plurilingualism he describes is in line with Hocine Taleb’s experience. During his childhood, he was educated in Arabic in public school. He is exposed to French everywhere in the public space, especially on television, and he speaks Kabyle with his family and friends.

So which box does it tick? “Technically, my mother tongue is Kabyle, but today, I think more in French than in other languages,” he explains. Kabyle remains the Sunday language of his parents, and the one that best describes the delicious dishes prepared by his mother.

Even though he has been in Quebec for more than a decade, he is still most often found with a “French” accent, a country where he has not lived. His girlfriend has both Chinese and Quebec origins; she grew up first in English and then in French, which means that together, they still use a mixture of the two.

It is finally Arabic, “a language imposed by the school”, which is the least present in his days, to the point where he hardly speaks it anymore.

A boost towards French

Proof if it is that we are “born less and less French-speaking, we become one”, as Mr. He works in particular with Professor Koia Jean Martial Kouame, based in Côte d’Ivoire, who says that French is now an African language, a war booty that people have reappropriated, both in the north, west and center of this monumental continent.

Together, they try to specify the place of the French language in about thirty different metropolises, all multilingual. “French is the language of communication, of exchange in Abidjan, but not in Bamako. In Dakar, we see that the population is Wolofing [speaking the local Wolof language more and more], at the same time as it is Frenchizing, “notes Mr. Marcoux

Rwanda, sometimes described as having “swung” to the English-speaking side, has in fact never been French-speaking, he also notes, to illustrate the possible nuances. The elites indeed favor English, but newspapers, banks and part of the administration work much more in kinyarwanda: “Since we measure, the proportion of French speakers has never exceeded 8%! “, notes the Quebec teacher.

It is therefore in a way two inverse impulses that it documents: from multilingualism to French in sub-Saharan Africa and the Maghreb, and from French to several languages in Quebec. The point of arrival? A plural affirmation of an uninhibited language, a polycentrism that displaces the center of gravity of the Parisian norm.

Not a threat

Contrary to what Mr. Marcoux’s critics try to label him, the researcher says: “We start from the consensus that French is fragile and needs special attention. But we do not see multilingualism as a threat to language. We only say that we must take reality into account, and this reality is multilingualism. ”

There is therefore no question, for him, of going back on the policies already in place, especially on the obligation to send his children to school in French. Rather, he wants us to stop seeing the plural language as a factor of Anglicization or decline of French. “We also want our institutions to continue to function in French, but we don’t worry when people exchange with each other in private conversations in Arabic or Spanish. That’s not the threat in my eyes, “concludes the expert.

Marcoux, Corbeil et Piché: Le plurilinguisme des immigrants francophones que l’on ignore

Good discussion of the language realities on Quebec immigrants in contrast to the more simplistic analyses of some:

Favoriser l’immigration francophone semble actuellement faire consensus au Québec comme mesure pour favoriser le maintien du français. Le profil des immigrants que le Québec souhaite ainsi accueillir est et sera largement lié à l’espace international où l’on compte déjà plus de 325 millions de francophones.

On peut par ailleurs se réjouir que la « Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français » attribue à l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) un rôle central. L’ISQ dispose en effet d’une expertise importante dans le domaine de la production d’informations statistiques et les problématiques liées à la langue française au Québec nécessiteront des efforts considérables en matière de suivi, de recherche d’informations de qualité et d’élaboration d’indicateurs au cours des années à venir. Relevant ce nouveau mandat, l’ISQ a récemment publié sur son site Web des tableaux détaillés sur les langues au Québec. Le fait que l’on tienne compte parfois des réalités du plurilinguisme des francophones et parfois non nous apparaît toutefois pour le moins étonnant.

Examinons les données présentées pour l’île de Montréal puisque c’est dans cette région que se concentrent les immigrants. C’est à partir des résultats de ces tableaux que plusieurs observateurs ont diffusé l’information selon laquelle moins de 50 % des Montréalais parlaient le français à la maison. Il est vrai que ce seuil de 50 % marque les imaginaires. Mais qu’en est-il exactement ?

On apprend qu’un peu plus de 955 000 personnes déclarent le français comme langue unique parlée le plus souvent à la maison sur l’île de Montréal en 2021. Toutefois, près de 175 000 personnes déclarent parler le plus souvent plus d’une seule langue à la maison, dont 132 000 qui y citent le français. Il serait à notre avis peu approprié de les exclure de la population parlant le français sur l’île de Montréal. Or, la proportion de la population sur ce territoire déclarant le français comme langue le plus souvent parlée à la maison (langue unique ou à égalité avec d’autres) est de 55 % et non de 48 %.

Mais allons encore plus loin. Il faut savoir que le questionnaire du recensement a connu quelques modifications au fil du temps et qu’il permet aussi de saisir toutes les langues parlées régulièrement à la maison. Le problème est que les tableaux rendus disponibles actuellement par l’ISQ ne le permettent pas. En effet, le seul tableau s’intéressant aux « langues parlées régulièrement à la maison » regroupe l’ensemble des personnes qui déclarent parler le plus souvent plus d’une langue, et ce, sans préciser combien parmi celles-ci déclarent le français. Comme il nous l’est d’ailleurs suggéré sur le site de l’ISQ, nous avons exploité les données issues du site Web de Statistique Canada. Résultat : sur l’île de Montréal, on se retrouve non plus avec moins de la moitié des personnes qui parlent le français à la maison, comme il a été rapporté dans les médias, mais plutôt 65 %, soit presque deux personnes sur trois.

Mieux comprendre les réalités des migrants francophones

Nous avons plus d’une fois relevé que « les plaques tectoniques de la Francophonie se déplacent du nord vers le sud avec l’Afrique qui devient le continent-pôle ». Ce continent regroupe en 2022, selon l’ISQ, six des principaux pays de naissance des immigrants récents au Québec, dont l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, mais également le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Congo-Kinshasa. Or, la réalité de cette immigration d’Afrique francophone est qu’elle est déjà à l’origine inscrite dans des pratiques plurilingues. Par exemple, à Abidjan, qui compte actuellement plus de 5,6 millions de citadins, le français est utilisé comme unique langue parlée à la maison par 20 % des habitants alors que 70 % déclarent utiliser le français et une langue ivoirienne en famille. Au travail, plus de 90 % des Abidjanais et Abidjanaises déclarent parler le français.

Ce schéma francophone plurilingue, à la maison et au travail, caractérise aussi, avec quelques variantes, les grandes métropoles d’autres pays d’Afrique : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Congo, Gabon, etc. Ailleurs, le français est moins présent, mais fait figure de langue partenaire, par exemple avec le wolof à Dakar au Sénégal, l’arabe et le tamazight au Maghreb.

En ignorant le plurilinguisme des immigrants francophones, on maintient dans l’angle mort le fait que ces dynamiques linguistiques sont complexes et évoluent lentement et de façon variable. En d’autres termes, pour ces nouveaux arrivants, le français risque fort d’être beaucoup plus utilisé dans l’espace public qu’à la maison. Il pénètre progressivement la sphère privée précisément parce qu’il est utilisé hors de la sphère familiale.

Si on souhaite favoriser l’immigration francophone au Québec, il importe de reconnaître le caractère plurilingue de ces nouveaux arrivants. Il importe surtout et bien évidemment de le reconnaître dans les statistiques produites et dans les indicateurs que l’on nous propose.

Source: Le plurilinguisme des immigrants francophones que l’on ignore